Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Guillaume de Machaut (suite)

Cette leçon est développée dans les poèmes narratifs. Le thème en est le conseil ou la consolation, où nous voyons le poète assumer pleinement son rôle de secrétaire, de confident politique et amoureux. Cette présence du narrateur est en soi une nouveauté. Elle donne une unité dramatique à des dits composites, où la leçon de morale et l’art d’aimer viennent au secours d’un grand personnage, victime de Fortune. Elle va fournir encore le thème original du Voir Dit, où le vieux maître raconte les conditions dans lesquelles il compose certaines œuvres lyriques : c’est à la demande d’une jeune admiratrice, bientôt amoureuse, que le poète, vite très sensible au charme de celle-ci, rêve et rime à la fois l’extase de l’amour. Il tente alors de vivre cet amour impossible, et il nous en raconte l’histoire et l’échec ; confession authentique, ou du moins vraisemblable.

Une autre nouveauté de ces dits tient à la place qu’y prennent les récits mythologiques. Exemples de beauté et de vertu, de malheur ou de grandeur, les héros de la guerre de Troie, vus à travers Ovide, ou plutôt l’Ovide moralisé du Moyen Âge, sont comme les ornements significatifs d’une esthétique littéraire qui sort de l’abstraction du débat scolastique, sans encore s’enfermer tout à fait dans la figuration allégorique. On médite sur la fontaine de Narcisse, d’après le Roman de la Rose ; on s’apitoie sur Ariane, Médée, Hélène, Didon et d’autres femmes illustres. Ainsi, la beauté courtoise, un peu austère, se pare des couleurs antiques, que le temps n’a pas effacées ou que les humanistes commencent à restaurer. Derrière l’exemplum moral, l’art redécouvre alors le merveilleux païen. Et, s’il fallait résumer brièvement la qualité d’une poésie aussi complexe, c’est le mot émerveillement qu’il faudrait employer. À une époque que nous imaginons trop souvent comme vouée au déclin dans toutes ses manifestations, Machaut a su communiquer cet enthousiasme, ce généreux pouvoir d’admiration et d’étonnement qui définissent les vrais poètes. Grâce à la magie du langage poétique, la nature, l’amour et l’histoire légendaire ouvrent à l’imagination leurs trésors oubliés.

La « Messe Notre-Dame »

Si les monodies de Machaut trouvère (lais, complaintes, virelais et ballades) restent peu connues, bien que littérateurs et musicologues célèbrent à l’envi en Machaut l’héritier et le dernier des poètes-musiciens, si ses polyphonies tant profanes que religieuses (rondeaux, virelais, ballades et motets), malgré une qualité d’écriture et d’inspiration qui les place fort au-dessus de celles de ses contemporains, ont souffert de leur appartenance à l’esthétique de l’Ars nova (avec tout ce que ce terme sous-entend d’outrances rythmiques et mathématiques), il est une œuvre qui rallie tous les suffrages et qui assigne à Machaut un rôle tout à fait à part dans l’histoire des formes musicales, c’est cette messe à quatre voix qui doit sa réputation au fait qu’au xviiie s., époque où l’on aimait que ce qui était ancien se rattachât à un fait historique, Caylus l’avait, à tort, considérée comme « messe du sacre de Charles V ». Cette légende tenace a, paradoxalement, fait plus pour sa célébrité que son caractère véritablement exceptionnel.

C’est en effet la première fois qu’un compositeur prend conscience de l’utilité d’une conception d’ensemble pour les différentes pièces constituant le « propre » de la messe et qu’il les compose comme devant former un tout, ouvrant par là la voie à des siècles de production musicale dans le cadre ainsi créé. Certes, il existe quelques témoignages antérieurs de groupement de ces mêmes pièces, comme la messe de Tournai, mais ce ne sont que des ensembles composites d’auteurs différents, d’époques différentes, de styles différents et dont la qualité fort modeste contribue à faire considérer comme plus remarquable encore la Messe Notre-Dame — tel est son véritable nom —, dont l’apparition soudaine et la forme élaborée font l’œuvre maîtresse de tout le xive s.

Alors qu’au siècle suivant Guillaume Dufay hésitera encore sur la forme à donner à la messe polyphonique, Machaut, dès le xive s., s’est fixé le schéma qui, à une nuance près, sera encore celui de Josquin des Prés et de J.-S. Bach. Six pièces sont retenues : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei et enfin Ite, missa est. Quatre (la première et les trois dernières) recourent à la technique du motet isorythmique ; quant au Gloria et au Credo, pièces longues à débit plus rapide, ce sont des conduits, pièces libres, sans emprunt au chant liturgique et dans lesquelles les quatre voix, moins individualisées que dans le motet, suivent un rythme identique.

La texture chorale est de bout en bout la même : quatre voix groupées par paires. Les deux voix supérieures, le triplum et le motetus, sont mélismatiques ; les deux voix inférieures sont constituées de la teneur, toujours écrite en valeurs plus longues, et de la contre-teneur qui imite la démarche de la teneur et utilise des valeurs du même ordre de durée. Grâce à cette messe, sans doute, se généralise en musique sacrée l’usage des quatre voix. L’idéal sonore ainsi réalisé sera encore celui de l’époque de Dufay.

Ce qui fait l’unité entre les différents moments de cette messe, ce n’est pas encore ce thème unique qui, notamment à l’époque de Josquin des Prés, servira de fondement tant au Kyrie, qu’au Sanctus et à l’Agnus, voire au Gloria et au Credo. Pour les pièces en forme de motet, Machaut emprunte fort logiquement un thème liturgique qui correspond : ainsi, c’est le Kyrie Cunctipotens qui sert de teneur au Kyrie polyphonique ; pour le Sanctus et l’Agnus, ce sont les Sanctus et Agnus de la messe grégorienne XVII. Il n’est donc pas question d’unité thématique. Pourtant, Machaut a su réaliser une unité certaine : par le caractère d’ensemble, bien sûr, mais aussi par l’emploi original de cellules mélodiques et rythmiques — notamment un bref motif descendant aisément perceptible, qui, circulant d’une pièce à l’autre, souligne leur dépendance mutuelle.