Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Amérique latine (suite)

L’histoire politique de la Colombie a peu de signification depuis que conservateurs et libéraux, unis par des intérêts sociaux communs, se sont partagé le pouvoir. Les capitaux américains ont permis une certaine prospérité à l’échelle de la nation. Mais les masses populaires sont sorties épuisées de la terrible guerre civile qui a déchiré le pays après l’assassinat du leader populiste Gaitán (1948). La dictature du général Rojas Pinilla, après 1953, répondait à la lassitude générale. Depuis, la croissance démographique et l’activité économique continuent, tandis que les problèmes essentiels restent sans solution. Quatre millions d’habitants en 1900, 20 millions aujourd’hui, la crue démographique condamne les dirigeants à trouver tôt ou tard le chemin du changement.

• Le Brésil. Il juxtapose la masse stagnante du Nord au Sud, en expansion, la masse coloniale sous-développée et de race mélangée du Nord au Sud blanc, développé et riche. La république des coronels (caciques) représente le Brésil de la fin du xixe s., et elle disparaît en 1930, après la grande crise économique, sous la poussée de Getúlio Vargas, appuyé par les officiers. Vargas, que l’on a pu accuser de fascisme, est un leader populiste dont les ambiguïtés sont celles d’un Perón, en Argentine. Il a le mérite de s’attaquer au pouvoir de l’aristocratie foncière et de vouloir, par l’industrialisation, conquérir l’indépendance économique. Écarté du pouvoir en 1945, il y revient triomphalement en 1950, et, en 1954, plutôt que de s’incliner comme la première fois, il se suicide, laissant la légende d’un homme ayant vécu pour son peuple. Après Vargas, c’est la facilité de la politique au jour le jour qui se paie par la crise : la timide tentative réformiste de João Goulart est arrêtée par le coup d’État militaire de 1964. Ce n’est pas la première fois que l’armée intervient, mais c’est la première fois qu’elle garde le pouvoir.

• Le « Cône blanc » : Argentine, Uruguay, Chili. Jusqu’en 1920, nulle part la croissance n’a été aussi rapide, l’immigration européenne aussi nombreuse, à tel point que cette Amérique était considérée comme sans problèmes, comme l’Amérique heureuse. Là encore, 1929 est la date cruciale. Le mirage de la prospérité se dissipe, et la réalité de la domination apparaît ; c’est l’époque des tensions sociales, et les dictatures militaires commencent en Argentine, jusqu’au jour où un officier, Perón, invente la solution populiste, « justicialiste », qui prône le réformisme social et le nationalisme économique. De 1946 à 1955, Perón exerce sur le pays une dictature dont ne se plaignent que la bourgeoisie, les notables et les États-Unis ; sa chute, qui suit de peu celle de Vargas, ramène au pouvoir la bourgeoisie libérale. Incapable d’enrayer les progrès du péronisme, celle-ci est remplacée par l’armée, qui assume pratiquement le pouvoir depuis 1966. Une interruption de 1972 à 1975, due au retour de Perón, qui meurt en 1974, puis à la présidence de sa femme Isabel, renversée par les militaires en 1976, ne résout aucun des problèmes du pays. Le Chili est une Argentine pauvre, dont l’histoire politique est originale, puisque, bien que les militaires, avec le général Augusto Pinochet, y aient violemment pris le pouvoir en 1973 et y aient organisé depuis une sévère dictature, la démocratie chrétienne, avec le président Frei (1964-1970), puis le marxisme, avec le président Allende (1970-1973), ont pu y réaliser des expériences intéressantes, parfois violemment controversées, et aborder les problèmes du développement et de l’indépendance économique. En Uruguay, le traditionnel libéralisme est compromis et l’agitation se développe.


Évolution et permanence

« Parlons franchement ; l’Amérique latine est une société malade ; malade politiquement, malade économiquement, malade spirituellement. Chaque maladie se nourrit des autres, et le malaise est total » (Peter Nehemkis).

Des changements, il y en a, il y en a toujours eu, à tel point que l’on peut dire de la société latino-américaine qu’elle est depuis quatre siècles en perpétuel changement interne : changements de régimes juridiques, de systèmes politiques, de cycles économiques. Mais le cadre général de dépendance interne et externe n’a pas changé. Au-dessus de cette société, il y a toujours eu des intérêts étrangers (ibériques, européens, nord-américains) plus puissants, qui décidaient de son destin. À la base de cette société, il y a toujours eu les masses dominées. Entre les deux, il y a toujours eu les intermédiaires, élites aristocratiques hier, élites technocratiques aujourd’hui, grossies de la croissance des classes moyennes. À l’intérieur de ces structures inébranlables, les changements se font, s’absorbent, s’étouffent. Cela explique la coexistence, à l’intérieur des espaces nationaux, de toutes les époques historiques, survivances des divers moments de l’évolution, les unes étant contemporaines de Pierre l’Ermite, les autres de l’homme dans l’espace sidéral.

Nous avons parlé d’industrialisation, de développement, d’urbanisation, d’explosion démographique, d’intégration géographique : tout cela est vrai, et depuis 1950 nous assistons à la disparition d’une certaine Amérique latine provinciale, au déclin du régionalisme et partout au triomphe du centralisme. Pourtant, on ne peut affirmer que cela signifie la destruction du vieux cadre, du vieux système de domination interne et externe. Mieux, cette transformation se fait sous la pression des intérêts externes : c’est encore le fruit de la domination.


Survivance du passé

De plus, les secteurs archaïques sont très loin d’avoir disparu : ils n’augmentent certes pas en pourcentage, mais souvent en chiffres absolus, et ils groupent des masses toujours plus nombreuses ; la division dualiste des sociétés a donc tendance à s’aggraver, les ciseaux s’ouvrent et leurs branches s’écartent. La réforme agraire reste à faire au Brésil, en Argentine, en Colombie, en Équateur et en bien d’autres endroits. Et quand la réforme est faite, comme au Mexique, on est obligé de constater que l’amélioration du sort des paysans n’est toujours pas une réalité trente ans après. Quant aux foules de migrants ruraux qui viennent s’entasser dans les villes, quelles sont leurs chances de progrès ?