Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Gogol (Nikolaï Vassilievitch) (suite)

Dans chacun des récits de Pétersbourg règne une odeur de soufre. Le diable à museau rouge n’apparaît plus directement, mais sa force, devenue spirituelle, ravage les âmes sous forme de tentations, l’or, l’opium, le rêve, ce manteau même dont l’envie poursuit si violemment Akaky Akakiïevitch Bachmatchkine qu’elle emplit toutes ses pensées. C’est ce même diable qui illumine les riches avenues de Pétersbourg, qui grise les foules et prête une figure d’ange aux prostituées, ce diable enfin qui inspire à Gogol ses histoires grimaçantes.

Gogol écrit ses récits à partir d’un rien, mais ce rien doit beaucoup à Pouchkine ; le poète propose en effet à Gogol le thème de ses deux plus grands chefs-d’œuvre, le Revizor et les Âmes mortes. Les représentations du Revizor, en 1836, font salle comble.

La pièce s’articule sur un quiproquo : un inspecteur de gouvernement (le revizor) est attendu dans une lointaine bourgade et un concours de circonstances fait qu’on prend pour lui un jeune étourdi, bon à rien ou bon à tout, sans consistance aucune, adroit et vaguement moralisateur, et tout comme son auteur goûtant la mystification ; Khlestakov, l’imposteur, se grise au jeu ; il touche des pots-de-vin de la part des fonctionnaires, tous fieffés coquins, plus rusés que méchants ; il courtise les femmes et circonvient les maris. Quand arrive le vrai inspecteur, Khlestakov s’évanouit dans les airs, emporté par une troïka.

Conçu comme une satire morale, le Revizor est aussitôt interprété par le public comme une virulente attaque contre la corruption de l’administration, le despotisme et le règne de l’arbitraire. Les conservateurs tempêtent, tandis que les libéraux tressent des lauriers à l’auteur. Surpris devant cette mêlée qu’il déchaîne malgré lui, calomnié, malheureux, Gogol ne cesse de répéter : « Mais de qui riez-vous ? C’est de vous-mêmes que vous riez ! » ; et, avec amertume, il ajoute : « S’il pouvait se trouver des mites qui dévoreraient jusqu’au dernier exemplaire du Revizor, j’en serais heureux ! »

Gogol déteste les échecs, mais il ne supporte pas ses victoires. Mal à l’aise sur la terre russe, il fuit, gagne l’Allemagne, Paris et Rome. Avant de s’éloigner, pourtant, il a commencé à écrire ce qui sera son grand « poème comique », les Âmes mortes, et qui, lors d’une première lecture, fait monter les larmes aux yeux de Gogol : « Mon Dieu ! Comme elle est triste, notre Russie ! »

À peine a-t-il touché le sol italien que, oubliant sa neurasthénie, Gogol retrouve un bel optimisme, comme s’il subissait la contagion de ce peuple léger et charmant. Il travaille par saccades. De loin, la Russie lui semble sublime, de près un enfer, tant il s’y sent traqué par les partis adverses ; de loin, il entend les chants de la steppe et il peint avec une extraordinaire richesse verbale les mœurs de son peuple ; de près, à peine peut-il tenir un crayon : il gémit sur lui et sur les autres, sur les tracasseries de la censure ou sur ses besoins d’argent. Lorsqu’il est de retour en Russie, en 1841, pour le lancement des Âmes mortes, ses amis le reconnaissent à peine tant il se montre irritable, susceptible, vaniteux, pique-assiette ou frère prêcheur au gré des occasions, et parfois les deux simultanément... Mais ces mêmes amis, exaspérés, s’inclinent devant le génie !


Les « Âmes mortes », poème des platitudes de la vie

Les Aventures de Tchitchikov ou les Âmes mortes, selon le titre qu’a imposé la censure lors de leur publication en 1842, offrent un étrange mélange de réalisme sordide et de symbolisme puissant. Odyssée, épopée à la manière de Don Quichotte, le livre est un poème des trivialités et des platitudes de la vie, où les aventures d’un trafiquant en moujiks décédés servent de prétexte à une gigantesque revue d’âmes desséchées, de morts vivants rongés par leurs vices et leurs sottises.

Khlestakov, héros du Revizor, s’appelle maintenant Tchitchikov. Il n’est plus inspecteur général, mais un brave homme qui veut faire fortune en achetant pour presque rien des « âmes mortes », c’est-à-dire des serfs morts non encore recensés, qu’il hypothéquera par la suite dans une caisse centrale. Rondouillard, astucieux, au demeurant l’homme le « plus convenable du monde », Tchitchikov n’est pas vraiment un escroc, mais un cabotin, comme Gogol lui-même, qui rêve seulement de confort matériel et ne lèse guère autrui. Il songe au mariage, caresse en pensée les joies de la paternité, suppute sa fortune, se conduit en parfait petit-bourgeois et ressemble à chacun d’entre nous en ce que nous avons de mesquin.

Mais le lecteur rit, entraîné à la suite du héros dans une galerie de portraits dont les modèles sont décrits avec d’autant plus de précision et de diversité qu’ils sont insignifiants — « la demoiselle simplement aimable et la demoiselle aimable à tous les points de vue » — et dont les humeurs sont parfois les nôtres : Sobakevitch, gros mangeur et économe qui ressemble à un ours ; Nozdrev, le tricheur déguisé en bon garçon ; Manilov, le sentimental béat ; Pliouchkine, l’avare ; Korobotchka, la paysanne stupide et têtue...

Pour cette planche d’anatomie morale, le Diable une fois de plus tient le scalpel de Gogol, non point Satan, qui « porte un somptueux costume à la Byron », mais un pauvre diable anodin, en « veston zinzolin moucheté ». Alors que la légèreté du Revizor avait estompé l’âpreté de la satire, les Âmes mortes, parce qu’elles montrent sans rémission un ciel vide, se heurtent à la fureur du public : « Il m’eût suffi d’ajouter un trait sympathique à l’un d’entre eux [les personnages], explique Gogol, pour que l’on s’accommodât de tous les autres... On m’eût pardonné de pittoresques scélérats, on ne me pardonne pas les pieds-plats ! »

Le public d’ailleurs se trompe une fois de plus en voulant voir dans les Âmes mortes une satire objective de la société russe ; Gogol tire ces caricatures de son subconscient, de ses humeurs et, parce que ces « caricatures ressemblent étrangement à la réalité », le lecteur s’y trompe. « Ma dernière œuvre, écrit Gogol, c’est l’histoire de ma propre âme ; je réunis en moi toutes les saletés possibles, mais à petites doses... »