Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

García Lorca (Federico) (suite)

En l’année 1933, Lorca s’affaire plus que jamais. Pour la première fois, il peut vivre de ce que lui rapportent ses œuvres. À Madrid et à Barcelone, on joue Noces de sang. Le poète collabore avec Manuel de Falla dans l’Amour sorcier et compose la musique de certains poèmes de son ami Rafael Alberti. Quant à « La barraca », elle s’oriente vers un théâtre plus social et qui se veut révolutionnaire. Lorca présente une adaptation de Fuenteovejuna, comédie de Lope de Vega, qu’il investit d’un sens actuel. Il revient à la « Residencia de estudiantes » pour donner un récital de chansons grenadines et une version scénique d’une complainte d’Antonio Machado*, la Terre d’Alvargonzález. Il envoie à Mexico son « Ode à Walt Whitman ». Puis il part pour Buenos Aires, où, promu « ambassadeur des lettres espagnoles », il rencontre Victoria Ocampo, grande prêtresse de la littérature argentine, et le romancier uruguayen Enrique Amorim. Il y retrouve aussi le grand poète chilien Pablo Neruda*, et il engage avec lui un dialogue spirituel en hommage au premier poète hispano-américain, Rubén Darío*.

Là-bas, Noces de Sang atteint la centième. Lorca fait une tournée de conférences à l’adresse d’un public cultivé, une élite férue de littérature. Encore une fois, le voilà tiraillé entre l’engagement, qui est dans sa généreuse nature, et un art d’avant-garde, audacieux mais essentiellement bourgeois, entre sa vocation la plus profonde et sa formation, l’appel de son milieu.

En 1934, en Uruguay, Lorca donne lecture du premier acte de Yerma. De retour à Madrid, il veut faire revivre le guignol, instrument scénique de sa prédilection. Mais il n’abandonne pas « La barraca » malgré les difficultés financières ; il y donne des pièces classiques : Encina, Cervantès et Tirso de Molina. Il écrit une nouvelle tragédie familiale : Doña Rosita. À Madrid, la grande Margarita Xirgu crée Yerma, qui obtient un franc succès : l’Espagne voudrait renier son xixe s. et les mœurs puritaines de sa bourgeoisie provinciale, tant libérale que conservatrice.

En 1935, pour le Club Anfistora, Lorca monte et présente dans un prologue une comédie de Lope de Vega, Peribáñez, populiste sur les bords. Le poète veut ainsi encourager les théâtres d’essai, dans l’espoir qu’ils finiront par créer le nouveau public auquel il aspire.

Mais, autour de lui, la tension sociale et politique va grandissant. Le poète y est sensible ; il fait des déclarations sur « les artistes dans le climat actuel », il donne une causerie sur le théâtre, considéré comme un instrument de l’action sociale. Pourtant, soucieux de se démarquer de ceux qui confondent littérature et propagande, il refuse un hommage des « intellectuels de gauche ». C’est alors qu’il donne lecture de son Chant funèbre pour Ignacio Sánchez Mejías, le toréador son ami, tué dans l’arène. Ainsi, il affirma la primauté de l’humain et sa volonté de ne point aliéner sa personne dans les violents affrontements de l’étroite lice politique. « La barraca », en déficit, renonce à jouer dans les villages, où on ne la comprend guère. C’est à Madrid qu’elle donne la Fille sotte, une autre pièce de Lope de Vega, adaptée par lui, à l’occasion du troisième centenaire de la mort du dramaturge. Car, en définitive, Lorca, par son tempérament, s’accorde mieux avec le poète enjoué et pathétique, prodigieusement fécond, des corrales madrilènes qu’avec le génie hautain et caustique de Góngora, qui se collette avec le verbe, non avec les idées et les sentiments.

Il se dépense et se disperse : il participe à tous les hommages, donne des récitals, intervient dans les soirées poétiques au bénéfice d’un chanteur ou de la Croix-Rouge. Margarita Xirgu donne Doña Rosita à Madrid. Lorca publie un Sonnet à Albéniz et Six poèmes galiciens.

Et c’est 1936. Lorca accueille Alberti à son retour de Russie ; il écrit un manifeste des écrivains dressés contre le fascisme. Les poètes de la plus jeune génération, tels Miguel Hernández et Gabriel Celaya, se pressent autour de ce guide qui leur montre la voie et leur donne l’exemple. Lorca se propose d’écrire des sketches pour un spectacle en forme de revue dont la musique serait composée par Rodolfo Halffter. Toujours la même hantise : il veut atteindre le public à tout prix par des moyens scéniques, spectaculaires, de tous ordres. Le Club Anfistora monte Lorsque cinq ans auront passé. La Maison de Bernarda Alba est au point : l’auteur en donne plusieurs lectures comme pour l’essayer. Les projets se pressent dans sa tête : cinq livres de poèmes, un drame...

En juillet, la rébellion éclate et déclenche la guerre civile. Lorca s’en va à Grenade pour retrouver les siens. Le 19 août, il est fusillé.

Ainsi s’était écoulée la vie généreuse, pleine comme un fleuve, courte comme un torrent, du plus grand poète espagnol de ce siècle. Il l’avait assumée en toute conscience : « Travailler et aider celui qui le mérite. Travailler même si l’on se dit parfois que c’est en vain. Travailler en manière de protestation ; parce que le premier mouvement serait de crier tous les jours en se réveillant dans un monde plein d’injustices et de misères de tout ordre : je proteste, je proteste, je proteste. »


L’œuvre

Lorca est fascinant. Son destin tragique a fait de lui un héros pour poètes et lui a donné à jamais un profil de médaille. On ne peut lire l’un de ses poèmes sans que sa personne s’impose comme en surimpression, et notre jugement de valeur en est tout altéré. On souhaiterait que l’œuvre de Lorca retombât dans l’anonymat afin que l’amateur puisse la regarder comme un objet d’art, comme un bronze qui fut brûlant sans doute dans le creuset, mais qui, maintenant, pose pour l’éternité.

De plus, certains effets de la poésie de Lorca se sont atténués ou même ont disparu. Le public lettré espagnol était sans doute attiré en 1925-1930 par certains de ses aspects « européens » : le surréalisme, la poésie pure ; mais le reste de l’Europe savait bien qu’il n’y avait là qu’un démarquage hâtif et parfois même à contresens de ses écoles. En même temps, l’Europe était sensible à la couleur « néo-orientale » et à la qualité « néo-folklorique » de cette poésie ; elle fit même de Lorca un poète gitan, le génie de sa race ! Et cela ne manquait pas d’irriter les Espagnols et le poète lui-même. Ainsi, le succès de Lorca reposait déjà vers 1930 sur des malentendus.