Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

gamme (suite)

Antérieurement au xviiie s., la théorie des tons et modes étant encore assez floue, on se référait volontiers, surtout chez les organistes, plutôt qu’à la qualification ci-dessus, à celle des tons (ou modes) du plain-chant (qu’il ne faut pas confondre avec les huit modes grégoriens dont ils sont une dérivation harmonique profondément modifiée). Ces tons sont habituellement désignés soit par leur numéro, variable selon les nomenclatures adoptées (cf. Jacques Chailley, l’Imbroglio des modes), soit par un adjectif conventionnel pseudo-grec (dorien, phrygien, etc.) se référant également à ces nomenclatures variables. Ces termes n’impliquent aucun archaïsme modal (la toccata « dorienne » de Bach, par exemple, est tout simplement en mineur) ; l’archaïsme n’existe que dans la terminologie des gammes.

Dès la fin du xixe s. et surtout au xxe, notamment dans la musique française, on cesse de se satisfaire des deux gammes « classiques », et les gammes « modales » se font de plus en plus nombreuses. La plupart respectent le diatonisme des intervalles, mais choisissent d’autres toniques que do ; l’une des plus fréquentes est le « mineur sans sensible », ou « mode de la », dont les intervalles sont analogues à ceux du mineur descendant, mais employés de manière structurelle et non occasionnelle comme dans celui-ci. Cependant, on emploie aussi, des « modes » fondés sur des « gammes » non diatoniques, parfois empruntés à des modèles populaires ou exotiques (Liszt en donne des spécimens, mais sans en tirer parti, dans sa Sonate en « si » mineur). Roussel, Bartók et surtout Messiaen (modes à transposition limitée) ont donné un grand essor aux gammes de ce genre empruntées ou inventées.

Dans la musique non occidentale, on ne peut parler de « gammes » que dans la mesure où on se trouve devant une échelle codifiée fondée sur l’unité octave, ce qui n’est pas toujours le cas, mais est néanmoins très fréquent, et quasi général dans les musiques de haute civilisation. Presque toutes les gammes ainsi constituées s’appuient sur une division interne fondée sur la quinte ou la quarte, c’est-à-dire, avec l’octave, sur les intervalles fondamentaux de la « résonance », mais ceux-ci déterminent parfois les autres intervalles de manière variable selon la répartition des phénomènes attractifs (phénomène analogue aux fluctuations de la gamme occidentale avant la généralisation du tempérament égal au long du xviiie s.). Quand la constante de quinte ou quarte fait défaut, il s’agit souvent d’un phénomène artificiel d’égalisation (slendro javanais, gamme à sept tons égaux thaïlandaise, etc.) laissant intact le principe fondamental de l’octave-unité. On ne peut énoncer ici toutes ces gammes, car leur nombre est infini, et il serait fallacieux de donner la vedette à telle ou telle d’entre elles. L’essentiel était d’en bien préciser les constantes et les variantes afin de limiter autant que faire se peut des divagations trop fréquentes sur la conventionnalité des diverses gammes, divagations dont l’aspect péremptoire cache souvent mal l’insuffisance des informations.

J. Ch.

 A. Auda, les Gammes musicales. Essai historique sur les modes et sur les tons (Éd. nat. belges, Bruxelles, 1947). / J. Chailley, Traité historique d’analyse musicale (Leduc, 1951) ; Formation et transformation du langage musical, intervalles et échelles (C. D. U., 1957). / O. Messiaen, Technique de mon langage musical (Leduc, 1953 ; 2 vol.). / E. Costère, Lois et styles des harmonies musicales (P. U. F., 1954). / La Résonance dans les échelles musicales (C. N. R. S., 1964).

Gance (Abel)

Metteur en scène de cinéma français (Paris 1889).


Dès 1909, Abel Gance commence à écrire ses premiers scénarios, d’abord pour la Gaumont, puis pour la S. C. A. G. L. À cette époque, il hésite encore sur sa vocation : il se sent attiré à la fois par la poésie (il écrit un recueil : Un doigt sur le clavier), le théâtre (parmi ses essais, une pièce en cinq actes et en vers, la Victoire de Samothrace, plaira beaucoup à Sarah Bernhardt) et le cinéma (il interprète un rôle important dans le Molière de Léonce Perret [1909]). Mais l’envie de réaliser des films l’emporte bientôt. En 1911, Gance fonde une société de production, « le Film français », pour laquelle il dirige ses premières œuvres (la Digue, 1911 ; le Nègre blanc, 1912).

Avec la Folie du docteur Tube (1915), son originalité apparaît. Déjà il entrevoit les immenses possibilités du cinéma et se passionne pour certaines recherches techniques. À une époque où le cinéma n’est pas encore considéré en France comme un art majeur, il fait figure d’avant-gardiste avec la Zone de la mort (1917) — « un événement du cinéma français », dira Louis Delluc —, Mater dolorosa (1917), la Dixième Symphonie (1918) et J’accuse (1919). Après avoir produit l’Âtre de R. Boudrioz (1921), il tourne la Roue (1922), qui déchaîne par ses innovations — scènes de montage rapide accompagnées d’une partition spécialement composée par Arthur Honegger — des mouvements divers. Mais les admirateurs ont vite raison des persifleurs, et Germaine Dulac pourra écrire : « L’ère de l’impressionnisme commençait, ramenant au mouvement par le rythme, cherchant à créer l’émotion par la sensation. » En 1926, Gance donne les derniers tours de manivelle d’un film qui marquera profondément son époque : Napoléon. Dans cette fresque puissante qui ne craint ni la démesure ni l’emphase, ayant parfaitement assimilé les leçons d’un Griffith*, il se livre à des audaces formelles (allant par exemple jusqu’à superposer 16 images dans un même plan, inventant la polyvision grâce au triple écran, créant par un montage nerveux et intelligemment rythmé un art de l’image qui rappelle par son lyrisme les envolées visionnaires d’un Victor Hugo). Ce sens de l’épique, ce débordement fougueux, cette ivresse cosmique charriant à la fois le sublime et le contestable (emporté par ses élans, Gance frôle parfois la naïveté et dirige ses comédiens sans craindre les écueils des effets hyperboliques et une certaine propension à l’art déclamatoire) auraient demandé, pour s’exprimer totalement, un encouragement moral (et aussi un indiscutable appui financier) que l’industrie cinématographique française n’offrit que fort chichement à ce créateur d’exception. L’utopie de ce dernier allait longtemps souffrir de l’incompréhension et de la mesquinerie des professionnels du cinéma et des pouvoirs publics. Dès l’avènement du parlant, Gance signe un film, la Fin du monde (1930), qui brille encore d’outrancières beautés, puis s’acharne à remodeler certaines de ses œuvres anciennes qui lui tiennent particulièrement à cœur : Mater dolorosa en 1932, Napoléon Bonaparte en 1934 (version écourtée, restaurée, sonorisée du film de 1926, qu’il reprendra en 1970 dans une troisième version de 4 h 30, formant un nouvel ensemble « architectural » intitulé Bonaparte et la Révolution) et J’accuse en 1938. On le voit encore signer le Roman d’un jeune homme pauvre (1935), Lucrèce Borgia (1935), Un grand amour de Beethoven (1936), la Vénus aveugle (1941), le Capitaine Fracasse (1942), qui apparaissent avec le recul du temps plus comme des objets de curiosité que comme des réussites. En 1954, après un long silence, Gance revient à la mise en scène avec la Tour de Nesle. Il propose en 1956 un programme expérimental, Magirama, puis réalise Austerlitz (1960 et Cyrano et d’Artagnan (1962). Ce remarquable inventeur (outre la polyvision, dont s’inspirera vingt-cinq ans plus tard le Cinérama, on lui doit la découverte de la perspective sonore [brevet Gance-Debrie, 1929] et du Pictographe [brevet Gance-Angénieux, 1938]) écrivit également plusieurs textes importants sur le septième art (notamment le livre Prisme, édité en 1930).