Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

forme musicale (suite)

Les grandes formes tonales ont instauré dans la musique, autrefois vouée à la simplicité des autres arts, le règne de la complexité. Elles visaient à animer l’œuvre, à lui conférer, sans que soit détruite son unité profonde, un maximum de diversité. Certes, une musique monodique, monothématique et monomodale comme le chant grégorien peut atteindre, la souplesse du rythme et la plasticité de la mélodie aidant, à une indéniable beauté ; mais elle ne saurait exprimer qu’un monde contemplatif et fermé. La polyphonie tonale a suscité un univers plus vaste et surtout plus varié. Le goût du statique et de la monotonie qui, sous l’influence de l’Orient, revient s’affirmer dans la musique populaire actuelle et culmine dans le free jazz* et certaines productions récentes de l’art savant, tendra peut-être, s’il persiste, à discréditer les formes classiques dans l’esprit du public, en raison même de leur richesse ; elles n’en auront pas moins reflété un admirable équilibre de la méditation et de l’action.

Une forme, quelle qu’elle soit, s’inscrit dans l’ordre d’un système. On peut même considérer les modes, la tonalité comme des superformes que les formes tenteraient d’interpréter de façon originale. Ainsi, les formes tonales se définissent par leurs relations tonales — de tonalité à tonalité — organisées selon un principe hiérarchique qui privilégie le ton principal (choisi par le compositeur) et, par rapport à lui, les tons secondaires (tons voisins), puis, de proche en proche, les tons éloignés (dont certains, dans l’échelle hiérarchique, sont plus importants que d’autres). Ces relations tonales sont en général assez bien exprimées par F « horloge des tonalités », dont nous reproduisons ci-dessous un fragment.

De même que, dans l’art classique, un certain modèle formel, un archétype, préexiste à l’œuvre, de même la tonalité (le système tonal), lentement élaborée au cours de l’époque préclassique dans les œuvres de cette époque, s’affirme, dès l’époque classique, par rapport aux formes, comme une réalité préexistante. On ne pense plus, dans l’Europe du xviiie s., que « tonal ».

Dans cette perspective, le Beau Danube bleu est, au même titre que la Neuvième Symphonie, une interprétation de la tonalité considérée en tant que superforme ; il ne s’ensuit pas que ces deux œuvres soient, sur le plan formel, d’égal intérêt. La forme de la première est stéréotypée (la même partie de marelle se reproduit de trottoir en trottoir) ; aucun souci de composition, au sens noble du terme, n’y apparaît. À travers la forme de la seconde, merveilleusement articulée et cohérente, on peut, par l’analyse (mais c’est aussi, d’une autre manière, perceptible à l’audition), rendre compte d’un incomparable travail d’organisation des éléments complexes que le langage musical, au début du xixe s., mettait à la disposition du compositeur, et trouver une justification de l’existence de celui-ci dans la réussite de son « effort créateur », lequel, lorsque l’œuvre se présente à l’auditeur dans toute sa « naïveté », n’est — grâce suprême de l’art — jamais apparent.

Les formes classiques se fondent sur la symétrie, héritée de la tradition chrétienne. Le schéma simple des premiers kyrie grégoriens (AAABBBAAA) se retrouve dans les formes à répétition : menuet, scherzo. Mais l’effort conceptuel des compositeurs classiques a porté principalement sur les formes à symétrie complexe, telles que la fugue — où la symétrie est obtenue par la permanence du sujet — et surtout l’allegro initial de sonate (ou de quatuor, ou de symphonie), appelé forme sonate.

De toutes les formes classiques, la forme sonate est la plus intéressante, celle dont l’évolution a été la plus sensible. Elle a permis l’éclosion de chefs-d’œuvre aussi différents que les premier et second mouvements de la Symphonie Jupiter et de la Symphonie en « sol » mineur (Mozart), le premier mouvement des Troisième, Cinquième et Neuvième Symphonies, du Quinzième Quatuor, le final du Quatorzième Quatuor (Beethoven), la Symphonie inachevée (Schubert), etc. Ne citerait-on que deux mouvements écrits pour le même instrument, à la même époque, par le même compositeur (Beethoven), pourrait-on imaginer deux pièces plus dissemblables que le premier mouvement de la Sonate pour piano, opus 101, et celui de la Sonate, opus 106 ? L’un et l’autre illustrent pourtant la forme sonate.

Le plan de la forme sonate classique met en évidence l’opposition de deux thèmes qui, voués d’abord à deux tonalités différentes, finiront par s’unir en une seule tonalité (le ton principal). Si la pièce est écrite dans une tonalité majeure, le premier thème apparaît dans ce ton au début de l’exposition ; celle-ci se poursuit par une transition modulante, ou pont, dont la fonction est d’introduire la tonalité de la dominante dans laquelle est présenté à son tour le second thème, généralement plus long et plus articulé que le premier. L’exposition, quelquefois suivie d’une double barre de reprise, s’achève dans le ton de la dominante, ce qui affirme une tension tonale et suppose une suite.

Alors commence le développement central (la partie la plus longue chez Beethoven), excursion tonale faite d’une alternance de sections modulantes et de sections tonalement fixes, au cours de laquelle sont visitées les régions tonales voisines et, occasionnellement, des régions éloignées. Le développement est aussi le lieu d’un travail thématique intense : tout le matériel exposé précédemment est remis en question et soumis à des transformations d’ordre rythmique, mélodique et harmonique, ainsi qu’à des amplifications, éliminations et superpositions qui en modifient les éléments. Le développement s’achève par un retour à la tonalité principale, qui coïncide avec un retour du premier thème : c’est là le début de la réexposition. Dans celle-ci se répètent, dans le même ordre, les événements thématiques de l’exposition, à cette différence près que le dynamisme tonal de l’exposition fait place, ici, à un statisme tonal. Le pont, au lieu de moduler à la dominante, revient se fixer dans le ton initial, où apparaîtra cette fois le second thème. Si tout n’est pas dit, s’il reste encore des régions tonales à exploiter et des conflits thématiques à résoudre, un développement terminal s’ajoute alors (dans les grandes œuvres de Beethoven) à la structure originellement tripartite du mouvement.