Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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folie

Le terme de folie ne trouve véritablement place dans aucune conception scientifique ou préscientifique de la maladie mentale, dans aucun discours raisonné sur le dysfonctionnement psychique. Il est d’emploi très ancien, bien antérieur à toute « psychiatrie », et ne se comprend, de tout temps, que dans son opposition à la raison : la folie est le négatif de la raison, c’est-à-dire de l’ordonnance logique de la pensée et du discours, donc, corrélativement, du monde. Comme, de toute évidence, cette mise en ordre de la pensée, du discours, de la perception du monde est un fait social, la déchirure qu’y opère la folie, le dérangement qu’elle y cause sont aussi des faits sociaux. C’est l’ordre social qui désigne ce qui est fou et ce qui ne l’est pas ; mais si cette désignation est une constante, les façons de vivre la folie, de la théoriser et les pratiques qui en découlent ont très nettement varié au cours des temps. Cette variation elle-même rend compte de l’être culturel de la folie, et ses modes successifs sont révélateurs des mutations de l’idée de l’homme sur lui-même : ainsi la folie révèle peut-être la véritable fonction sociale de la raison.


C’est donc à travers le cours de ces mutations et le déchiffrement de leur sens que nous aborderons la folie. Il revient à Michel Foucault* d’avoir, dans son Histoire de la folie à l’âge classique, folie et déraison (1961), tracé les lignes essentielles de la plus importante de ces étapes, celle qui, au sortir du Moyen Âge, instaure une délimitation du monde des fous et — du moins est-ce là son espoir — de la folie. D’autres étapes suivront, qui toutes ont pour fin la tentative d’une maîtrise plus certaine de la folie.


La première mutation : voir le fou

Au Moyen Âge, la folie fait partie intégrante de l’univers ; elle ne saurait être opposée à une raison qui n’est pas alors le principe totalisateur du monde. Elle fait partie du bouillonnement mystique dans lequel l’homme est plongé. Présence immédiate de Dieu et du démon, puissances de lumière et puissances des ténèbres, la folie fait partie de ce grand discours dans lequel l’homme du Moyen Âge se débat, envers lequel il n’aspire certes pas à une maîtrise, mais, au mieux, à se concilier ce qui lui est bénéfique, à repousser ce qui lui est mortel. La folie est alors tout autant voix du divin que voix du démon ; elle dit, dans un langage incompréhensible, des choses qui viennent de Dieu ou du diable et que l’homme ne peut comprendre. Mais tout, alors, n’est que signe de cet ordre ; et si l’on brûle des fous comme sorciers, c’est qu’on a pensé y reconnaître des accents démoniaques, et les brûleurs font par leur geste un signe, celui de leur choix et de leur allégeance aux forces du Bien. La folie n’est pas isolée comme telle, ni le fou. Elle n’est pas désignable ; elle est partout, autour de chacun et en chacun, dans les signes innombrables d’un au-delà de l’homme.

C’est avec la Renaissance que va débuter la désignation. Michel Foucault en montre l’indice dans cet objet nouveau qui fait son apparition alors : la « Nef des fous », Stultifera Navis, étrange bateau qui parcourt les fleuves et les canaux de la Rhénanie et des Pays-Bas, emportant de ville en ville une cargaison d’aliénés. Jérôme Bosch* en peint, dans un paysage onirique, une image d’hallucination. C’est bien un rêve, un cauchemar que l’on envoie ainsi sur les chemins d’eau.

Quel sens et quelle place exacts attribuer à ce mode de présence de la folie dans la Renaissance ? Foucault le montre bien par l’examen de la seule chronologie des œuvres : par sa place structurelle d’antithèse, d’autre côté, de face sombre et cachée, elle prend le relais de la mort, qui marquait le centre de la pensée du xve s.

Ainsi la folie, à partir du xvie s., commence-t-elle à être distinguée de la raison ; ainsi ne fait-elle plus partie intrinsèque et indifférenciée du monde, mais prend-elle sa place distincte. C’est la « Nef des fous » qui inaugure la coupure. La folie devient repérable ; on en peut toujours être menacé, mais menacé de l’extérieur, par ce qui a été rendu étranger en le confiant aux bateaux de fous. Ce n’est plus quelque chose qui, de l’intérieur de soi, du quotidien, du corps même, vient sans cesse bouleverser l’ordonnance fragile et durement acquise du monde.

Ce qui a été initié par la « Nef des fous » va se poursuivre plus méthodiquement au xviie s. dans ce que Foucault a proposé de nommer le grand renfermement. Il convient d’en tracer les fondements économiques, car ce sont eux qui vont maintenant prendre un rang déterminant dans l’organisation de la vie sociale. La guerre de Trente Ans a ruiné l’essor économique de la Renaissance. La nécessité du redressement se conjugue avec la mutation des modes de production ; les grandes manufactures commencent à se multiplier ; l’organisation du travail devient prépondérante. C’est sur cette toile de fond que vont maintenant se détacher, bien visibles, les oisifs, les mendiants, les incurables, les fous et les émeutiers ; car c’est l’époque des grandes émeutes liées au chômage : Paris, Rouen, Lyon entre 1620 et 1650. L’entrée dans un monde de la productivité marque du sceau de l’exclusion tout ce qui apparaît improductif, et la folie se trouve, parmi les autres passagers, embarquée dans ce nouveau bateau chassé de la ville. L’édit royal du 27 avril 1656 crée à cet effet l’ « Hôpital général », et la milice populaire, chargée de pourchasser et de conduire à l’Hôpital les mendiants, vagabonds et autres improductifs, devient d’emblée dans le langage populaire les « archers de l’Hôpital ». Ainsi s’établit, pour longtemps et peut-être encore latente de nos jours, la méfiance populaire envers l’hôpital, signe de déchéance et de punition.

Dans toute l’Europe — Foucault le montre —, l’internement prend le même sens. Et transparaît parfois, sans être reconnu, le sens latent de ce qui est visé et qui justifie que la folie y trouve sa place. Il en est ainsi en Angleterre, où, en 1630, une commission royale a charge de poursuivre « tous ceux qui vivent dans l’oisiveté et ne veulent pas travailler pour des gages raisonnables ou dépensent ce qu’ils ont dans les cabarets [...] car ces gens vivent comme des sauvages sans être mariés, ni enterrés, ni baptisés ; et c’est cette liberté licencieuse qui fait que tant de gens prennent plaisir à être vagabonds ». Ainsi est désigné, nommé le lieu du scandale, le plaisir, revendication individuelle qui doit s’incliner devant la nécessité sociale du travail. Et c’est bien la folie, au premier chef, qui proclame le plus haut, le plus violemment, sinon le plus distinctement, le refus de l’assujettissement à tout mode social, organisateur de la jouissance.