Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

Flaubert (Gustave) (suite)

« À la place de saint Antoine, c’est moi qui y suis... »
(À Louise Colet, 6 juill. 1852.)

Après les premiers différends avec Louise Colet, Flaubert et son ami Maxime Du Camp rodent leurs bâtons et leurs souliers ferrés sur les routes de Bretagne, durant l’été de 1847, avant le grand départ pour l’Orient. Ce voyage marque une étape importante dans la carrière de Flaubert. D’abord pour une profonde expérience panthéiste, à Belle-Île-en-Mer : « À force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature aussi, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée ; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou l’emporter en nous. » Étape importante aussi parce que Flaubert, en écrivant les chapitres impairs de Par les champs et par les grèves — Du Camp était chargé des chapitres pairs —, s’est pour la première fois de sa vie heurté au problème de l’écriture. Auparavant, son œuvre était toute d’inspiration, les mots couraient sous sa plume ; la Bretagne, au contraire, lui a coûté des mois de travail : « C’est la première chose que j’aie écrite péniblement (je ne sais où cette difficulté de trouver le mot s’arrêtera ; je ne suis pas un inspiré, tant s’en faut). » (À Louise Colet, 3 avr. 1852.) Avec Par les champs et par les grèves commence la « grande étude du style » de Flaubert, envisagée par Jules, le héros de la première Éducation sentimentale, et qui distingue Flaubert à la fois d’écrivains romantiques comme Lamartine et Musset et de romanciers réalistes comme Champfleury ou Duranty.

La Bretagne terminée, Flaubert se met enfin à écrire la grande œuvre qu’il méditait depuis plusieurs années : la Tentation de saint Antoine. Il avait d’abord songé à composer un « conte oriental », intitulé les Sept Fils du derviche, où il aurait raconté la vie de sept frères cherchant le bonheur dans les sept voies possibles, à ses yeux : l’idée, l’amour, l’ambition, la volupté, la ruse, le bon sens et la folie. Ce conte philosophique à la manière de Voltaire, et qui aurait pu avoir pour sous-titre Du bonheur, se terminait par l’échec des sept frères : « As-tu trouvé ? — Non. » Flaubert s’était documenté du mieux qu’il avait pu, lisant pêle-mêle le Voyage en Perse de Chardin, Śákuntalā de Kālidāsa, l’Introduction à l’étude du bouddhisme hindou d’Eugène Burnouf, l’Historia orientalis de Hottinger, etc. Ces lectures lui avaient prouvé son ignorance et la nécessité de situer de façon plus précise dans le temps et l’espace le cadre de son roman. Les religions qu’il connaissait le mieux étaient la mythologie païenne et le christianisme ; il s’était même senti des velléités de conversion en 1840, ainsi que le montrent les Souvenirs, notes et pensées intimes, expérience qui se retrouvera dans Madame Bovary, par exemple. C’est pourquoi il s’était décidé pour la figure de saint Antoine, située à la charnière du monde antique et du monde chrétien. Après de nouvelles recherches, il se met à l’œuvre en mai 1848 et lit à ses deux meilleurs amis Louis Bouilhet et Maxime Du Camp, en septembre 1849, le long manuscrit de la première version de la Tentation de saint Antoine. Leur jugement fut défavorable, et ce n’est que bien plus tard, en 1874, que Flaubert publiera cette œuvre après l’avoir considérablement remaniée.

La première Tentation commence par un long monologue de saint Antoine, en proie à des doutes religieux. Apparaissent successivement les sept Péchés capitaux, la Logique, les Hérésies chrétiennes, Simon le Mage et Hélène, Apollonius de Thyane, les Vertus théologales, le diable, les monstres, la reine de Saba, le sphinx et la Chimère, la Mort, la Luxure, les dieux..., et le « mystère » se termine sur le rire du diable, qui s’éloigne. Flaubert avait tenté, dans cette œuvre que la postérité a réhabilitée, une immense fresque des religions, exprimant sous leurs formes diverses la même soif d’absolu. « Bible de l’humanité » ne débouchant pas, comme celle de Michelet (1864), sur l’avenir, sur les religions de la lumière, mais réduisant au rêve et à l’hallucination toutes les constructions religieuses de l’homme. La hantise la plus profonde peut-être de Flaubert s’y fait jour dans cette phrase du diable à saint Antoine : « Si tout cela n’était que dérision enfin, qu’il n’y eût que néant. » Véritable testament de Flaubert que la première Tentation de saint Antoine, exposition passionnée du plus grand des sentiments humains, la religion, avec sa conclusion désespérée sur le rire du diable. Saint Antoine n’est que le premier de ces personnages flaubertiens qui découvrent peu à peu le néant de la vie.


« L’Orient ne sera bientôt plus que dans le soleil. »
(À Louis Bouilhet, 19 déc. 1850.)

En octobre 1849, Maxime Du Camp et Gustave Flaubert entreprennent une longue randonnée en Orient qui les mènera en Égypte — y compris la Haute-Égypte —, au Liban, en Palestine, en Syrie, à Constantinople, en Grèce et en Italie. Ils seront de retour en France au début de l’été 1851. Flaubert et son ami suivaient ainsi les pas de bien des écrivains romantiques, Chateaubriand, Byron, Lamartine, Nerval... Ce voyage est une étape importante de la vie et de l’œuvre de Flaubert. Il retrouve le soleil du Midi, qu’il a toujours tant aimé, « cette vieille Méditerranée », la mer chérie entre toutes ; la nature orientale ne le surprend pas : « Peu d’étonnement de la nature, comme paysage et comme ciel. » En revanche, il n’avait jamais imaginé les civilisations orientales : « Étonnement énorme des villes et des hommes. » (À Louis Bouilhet, 1er déc. 1849.) Cette « trouvaille » de la vie orientale aura des conséquences majeures pour l’œuvre future de Flaubert, car il partage avec nombre de ses contemporains la conviction que l’Orient est immuable : « Le vieil Orient, lequel est toujours jeune, parce que là rien ne change. La Bible est ici une peinture de mœurs contemporaines. » (Au docteur Cloquet, 15 janv. 1850.) C’est la révélation des mœurs orientales qui poussera Flaubert à écrire Salammbô et Hérodias ; et, s’il choisit de situer ses œuvres dans l’Antiquité orientale plutôt que dans l’Orient actuel, c’est qu’à ses yeux, si l’Orient n’a pas changé depuis des millénaires, il est en train de disparaître, de « s’européaniser » : à Constantinople, Flaubert assiste à une représentation de Lucie de Lammermoor ! Les romans orientaux de Flaubert sont un effort pour « perpétuer » l’Orient en décadence : il a même songé à écrire un roman sur ce thème, Harel-Bey.