Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Europe (suite)

Il est vrai que les regroupements thématiques ou l’établissement d’une collection d’écrivains européens peuvent ne pas satisfaire des exigences scientifiques. Il faut donc pousser plus avant les analyses : étudier, par exemple, les processus d’européanisation de littératures nationales, isoler les multiples critères d’européanité et les distinguer d’attitudes mentales parallèles (cosmopolitisme, mondialisme, humanisme, universalisme, etc.). Il faut résolument aborder le problème de la thématique européenne, en utilisant des méthodes de décryptage de textes : y a-t-il, entre un roman « européen » et un roman oriental, des différences dans le traitement du temps, dans la conception du héros, dans les rapports de l’homme avec la nature ? On devine aussi d’autres questions plus concrètes : quel rôle, quelle position occupe l’écrivain « européen » par rapport à un lettré d’Amérique ou d’Asie ? Quels sont les publics auxquels s’adressent ces écrivains de divers continents ?

Les préoccupations littéraires s’effacent pour faire place à des enquêtes de sociologie et, mieux encore, d’anthropologie culturelle.

Littérature européenne ou culture européenne ? Sans déplacer le débat, on peut dire qu’aborder l’étude de l’Europe par sa littérature, c’est vouloir connaître la fleur par son seul parfum : entreprise agréable et subtile dont ne peut se contenter le botaniste. Il conviendrait donc, avant toute étude des textes et des œuvres d’écrivains européens, de connaître quels furent les cadres sociaux et culturels des pays qui ont constitué, au long des siècles, l’Europe : nature des publics lettrés, des communautés intellectuelles, des centres de diffusion des idées et des formes (académies, universités, cercles littéraires, revues, journaux). Ainsi se dessinerait une carte culturelle de l’Europe variant selon les siècles, invitation aux lectures, aux voyages, à la découverte de l’esprit européen. Il resterait à y réintroduire la part de la poésie et du rêve en y signalant tous les hauts lieux où souffla cet esprit : universités évidemment (Oxford, Sorbonne, Coimbra, Salamanque, Bologne, Heidelberg, Cracovie) ; mais aussi ces villes fascinantes, inépuisables thèmes d’inspiration littéraire (Paris, Venise, Vienne, Rome, Prague) ; enfin ces paysages spiritualisés, landes bretonnes de Combourg où se perdait René, plateau désolé de la Manche arpenté par un hidalgo, vallée du Rhin et promontoire de la Lorelei hantés par les poètes, immense steppe russe source de poésie et de patriotisme, rivages hellènes d’où partirent un jour d’antiques Argonautes... Cet étrange atlas littéraire est pour les écoliers européens de demain, voisinant sans doute avec les premières œuvres d’une authentique et véritable littérature européenne.

D.-H. P.

 C. Dawson, The Making of Europa (Londres, 1932). / E. R. Curtius, Essays zur Europäische Literatur (Berne, 1950 ; trad. fr. Essais sur la littérature européenne, Grasset, 1954). / W. P. Friederich et D. H. Malone, Outline of Comparative Literature (Chapell Hill, Caroline du Nord, 1956). / D. de Rougemont, Vingt-Huit Siècles d’Europe (Payot, 1961). / C. Pichois et A. M. Rousseau, la Littérature comparée (A. Colin, coll. « U2 », 1967). / P. Van Tieghem et P. Josserand (sous la dir. de), Dictionnaire des littératures (P. U. F., 1968 ; 3 vol.). / E. Frenzel, Stoffe der Weltliteratur (Stuttgart, 1970).


Quelques grands écrivains européens


L’Europe chrétienne : Érasme* (v. 1469-1536).

Philologue, théologien, moraliste et essayiste d’origine hollandaise, Érasme a mené une existence errante, vivant tour à tour à Paris, en Angleterre, où il se liera d’amitié avec le grand Thomas More, en Italie, en Suisse, à Bâle, sa ville préférée. Il s’est lui-même défini comme « citoyen du monde ». Trop souvent réduit à son petit chef-d’œuvre l’Éloge de la folie, il offre aussi, avec ses Colloques, ses Adages, sa Correspondance, l’expression la plus riche, la plus nuancée du grand mouvement intellectuel et religieux qui saisit l’Europe, lors même qu’apparaissent les premières menaces de scission spirituelle.


L’Europe aristocratique et cosmopolite : le prince de Ligne (1735-1814).

« J’ai six ou sept patries », se plaisait à dire Charles Joseph de Ligne, fin aristocrate né à Bruxelles ; il notait aussi : « J’ai passé en voiture trois ou quatre ans de ma vie. » On le voit successivement à Vienne, à la cour de Catherine II et de Potemkine, mais surtout à Paris. De son petit Versailles belge de Belœil, il fit plus de cinquante fois le trajet jusqu’à la capitale française, où l’attendaient grands philosophes et petites actrices. Il eut quand même le temps de composer, en trente-quatre volumes, ses Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires (1795-1811), prodigieux journal d’un demi-siècle, d’esprit, de libertinage et d’aimable érudition.


Européisme et patriotisme : Ivan Sergueïevitch Tourgueniev* (1818-1883).

Conteur et romancier, Tourgueniev (ou Tourguenev) reste toujours quelque peu écrasé entre les romantiques russes et les grands romanciers de la seconde moitié du siècle dernier. Il eut peut-être le tort de voyager beaucoup, attiré par la France, l’Allemagne, l’Espagne. Il eut aussi le mérite d’avoir le premier parlé de la terre russe et de l’avoir fait aimer (Récits d’un chasseur, Nids de gentilshommes, Eaux printanières, Terres vierges). Avec son roman Roudine (1856), il exprime, à l’aide de ce révolutionnaire illuminé, sa foi généreuse dans l’homme, dans le bonheur et le progrès.


Une Europe poétique : Rainer Maria Rilke* (1875-1926).

Après vingt ans d’errances en Russie, avec la « muse » Lou Andreas-Salomé à Brême, avec une communauté d’artistes à Paris, où il fut secrétaire du sculpteur Rodin, cet écrivain praguois d’expression allemande donne trois messages d’une étrange beauté : à Paris, il rédige les Cahiers de Malte Laurids Brigge, méditation sur l’homme, l’histoire, la mort ; près de Trieste, dans le château de la princesse de Tour-et-Taxis, il compose les célèbres Élégies de Duino ; en Suisse, dans le Valais, malade, il écrit en français les Quatrains valaisans.