Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

esthétique (suite)

Alberti*, architecte à Florence, fait partie des milieux néo-platoniciens qui entourent Laurent le Magnifique : Marsile Ficin, Cristoforo Landino... Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, le Della pittura (1436), le De statua et surtout le De re aedificatoria (1452), bientôt traduit dans toute l’Europe. Les sources platoniciennes et médiévales de sa pensée sont évidentes, dans la confiance qu’il manifeste envers une systématique des nombres et des modules, qu’encourage d’ailleurs sa profession, et dans l’effort qu’il fait pour ranger, énumérer, classer les données sensibles. Mais son apport est fondamental dans la définition moderne de l’art comme valeur en soi, détaché de tout souci non seulement métaphysique ou catéchistique, mais même fonctionnel. Dans le De re aedificatoria, Alberti déclare vouloir traiter l’architecture « en s’attachant à ce qui fait la beauté et la grâce d’un édifice, plus qu’à son utilité ou sa stabilité ». Sa théorie des trois stades de la conquête de la nature par l’homme (necessitas, commoditas, voluptas) relève de la même démarche. Le beau se voit défini comme la concinnitas, ou convenance raisonnée de toutes les parties : ce à quoi on ne peut rien ajouter ou retrancher sans dommage.

Début du formalisme en art ; émergence d’une théorie du connaisseur ; système des beaux-arts et recherche des valeurs communes : l’apport d’Alberti semble bien être celui d’une « charte de la renaissance artistique en Italie » (Venturi).

Existe-t-il une esthétique explicite de la Renaissance ? Non, sans doute. Les axes de recherche de celle-ci (distinction, mais non opposition de la connaissance scientifique et de la connaissance esthétique ; étude de la nature ; indistinction de la nature et du nombre ; valorisation de la peinture, cosa mentale pour Léonard de Vinci, dans une hiérarchie des arts dominée auparavant par la musique) sont importants, mais ne trouvent leur explication — et leur exploitation théorique — qu’à l’âge suivant.

Avec Descartes*, en effet, une mutation se produit. Le philosophe n’écrit pas à proprement parler d’ouvrage d’esthétique ; à peine rédige-t-il en 1618 un Abrégé de musique, consacré pour l’essentiel aux rapports entre sons, mouvements et durées, dans leurs relations avec les « mouvements de l’âme » (il est à noter que figure chez Descartes le début d’une analytique du son, caractérisé par sa hauteur, son intensité et sa durée : seule l’absence du paramètre timbre empêche Descartes de parvenir déjà aux données du « sérialisme intégral » tel qu’il sera développé vers les années 1950 ; cela s’explique par le manque de définition instrumentale dans la musique avant le xviiie s.). Mais il est important de relever la conséquence majeure qu’a pour le développement de l’esthétique le cogito cartésien. En mettant l’accent sur la subjectivité, et bien que son propos soit d’élaborer une règle générale de conduite intellectuelle, déterminée par la seule raison, Descartes ouvre une brèche dans la conception ontologique de l’art. L’esthétique psychologique trouve là son aval théorique. Le contemplateur de l’œuvre d’art devient je. En schématisant, on pourrait presque dire : oui, « je pense, donc je suis », mais aussi « je suis, donc je sens ».

On ne s’étonnera plus après cela de voir Descartes, véritable référence de tout le rationalisme au xviie s. (et au-delà), avouer des goûts esthétiques pour un « petit maître romantique » tel que Théophile de Viau. C’est qu’à la vérité, au moment même où triomphe le rationalisme dans les domaines de la pensée, ou de l’art, ou de l’écrit sur l’art (cf. Boileau* ; et aussi les disputes sur les « règles » de la tragédie et de la comédie classiques), l’évolution interne de l’esthétique philosophique l’amène à accorder plus d’attention aux valeurs de la sensibilité. Cette évolution, qui trouvera en Kant un certain point d’aboutissement, est sensible d’une part chez Leibniz, d’autre part chez les empiristes et les sensualistes anglais.

Leibniz* (Monadologie, 1714) complète et parachève en s’y opposant l’esthétique de Descartes ; il cherche à échafauder une organisation du savoir qui affecte au monde de la sensibilité son espace propre. L’état artistique se manifeste par « ces images des qualités des sons » que sont les microperceptions.

Les sensualistes anglais sont quant à eux des empiristes en ce sens qu’ils définissent le beau d’un objet ou d’une œuvre par le fait même que nous les découvrons beaux. Pour Hume* (Elements of Criticism, 1762), est beau « ce qui représente des rapports qui unissent le spectateur à ses semblables ». Il est à noter que cette théorie du consensus, pour ne rien expliquer au fond, préfigure toutefois une sociologie du goût.


L’esthétique de Kant

Rappelons d’abord les dates et l’ordonnancement de l’œuvre de Kant* : la Critique du jugement, qui contient les données de l’esthétique kantienne, date de 1790. C’est le troisième volet d’une trilogie critique qui comporte la Critique de la raison pure (1781) et la Critique de la raison pratique (1788). Entre-temps ont été publiés les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). On mettra en évidence les points suivants.
1. Les objets du monde extérieur se présentent à moi en tant que noumènes, choses-en-soi, non directement connaissables, et en tant que phénomènes, situés dans les deux catégories de l’espace et du temps. Les phénomènes, eux, sont accessibles, notamment grâce à la sensibilité. C’est tout à la fois relativiser la connaissance et définir les conditions d’une connaissance esthétique.
2. Le jugement esthétique est arbitraire et subjectif. Il y a opposition entre un goût particulier, contingent, et un goût universel et nécessaire. Le goût esthétique chez Kant n’est pas seulement un Gefühlsurteil (jugement de goût), mais aussi un Urteilsgefühl (un sentiment de juger). Le plaisir subjectif est donc le seul critère du beau, mais il s’adresse à une forme, non à un contenu.
3. Ce plaisir résulte d’un accord entre les deux facultés majeures de la sensibilité : l’imagination et l’entendement.
4. Le plaisir esthétique est désintéressé et nécessaire : c’est « une finalité sans la représentation d’une fin ».
5. Il est subjectif, mais « chez tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes ». Est donc beau « ce qui plaît universellement sans concept ». Plaisir esthétique et beau artistique sont donc de nature paradoxale.
6. Kant distingue le beau (voir point no 3 : ce qui résulte de l’accord de l’entendement et de l’imagination) du sublime, où les deux instances sont en opposition, mais qui est également porteur d’un plaisir esthétique, naissant du conflit voluptueux entre peine et plaisir.
7. L’esthétique, enfin, est définie comme critique des jugements de goût et acquiert, ce faisant, presque statut de modèle pour la pensée philosophique (« penser, c’est juger »).