Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

esthétique

Discipline traditionnelle de la philosophie tendant à une réflexion générale sur l’art, dans ses rapports avec la divinité, avec les valeurs du vrai (la science) ou du bien (la morale), avec l’harmonie.
Étude de la sensibilité (gr. aesthesis), étude du beau.
Sens dérivé : philosophie de l’art.
Discipline scientifique, se constituant aujourd’hui en discipline autonome, qui tend à cerner de manière rigoureuse le phénomène de la pratique artistique, de la création et de la jouissance de l’œuvre d’art, dans les différentes civilisations et aux différentes époques. La science de l’art du début du xxe s., en Allemagne, est une première tentative pour faire passer l’esthétique d’un statut paraphilosophique à un statut scientifique.


L’emploi adjectival du mot « esthétique » met en relief un certain rapport de l’esthétique et de l’art. On peut qualifier d’esthétiques un objet, une démarche, un paysage qui n’appartiennent pas à l’art, pour signifier qu’ils en possèdent tout de même certains caractères. Par contre, on dira d’un tableau que c’est une « œuvre d’art » ou une « croûte », qu’il est beau ou laid, mais non qu’il est, à proprement parler, « esthétique » ou pas.

L’esthétique en tant que pratique des soins de beauté — visant à modifier, contrecarrer ou au contraire retrouver la nature ? — pose une seconde problématique du terme : les rapports de la nature, de l’art et de l’esthétique, sorte de trilogie indissociable mais en même temps conflictuelle.

Le terme esthétique a été employé pour la première fois, en tant que philosophie de l’art et étude de la connaissance des choses sensibles (opposée à la connaissance rationnelle), par Alexander Gottlieb Baumgarten, professeur à l’université de Francfort (Aesthetica acroamatica, 1750-1758).

Le problème de la définition de l’esthétique, en tant que science de l’art, est un des buts mêmes que cette discipline se donne, au sein des institutions qu’elle a créées à cet effet (chaires d’esthétique, instituts d’esthétique expérimentale) ou des démarches qu’elle encourage.


Les grandes étapes de la pensée esthétique


L’Antiquité grecque. Platon et Aristote

Les idées esthétiques de Platon* sont exprimées d’une manière plus ou moins directe dans la République (livres II et X), le Banquet et le Phèdre ainsi que dans diverses autres œuvres. Il faut distinguer la conception platonicienne du beau, d’une part, et les idées de Platon sur l’art et les artistes, d’autre part.

Pour Platon, la réalité sensible, qui met en jeu l’aesthesis, est le reflet déformé d’une réalité plus essentielle, celle des Idées, que l’âme a connue autrefois et dont elle garde la nostalgie. Pour retrouver le monde des idées, il faut se livrer à une ascèse qui part des formes sensibles pour s’élever au monde des âmes, à la connaissance et enfin à la beauté (dialectique ascendante). Inversement, une intuition des Idées permet de voir la trace de la beauté et de la vie de l’âme (dialectique descendante) dans l’objet accessible aux sens. Le Mythe de la caverne décrit cette place de l’homme entre le monde des réalités et celui des apparences. L’amour charnel et spirituel (le premier étant une condition utile mais non suffisante du second) introduit au beau, car « la beauté réside essentiellement dans les âmes » (le Banquet), et l’amour des beaux corps conduit à l’amour des belles âmes. La formule célèbre : « Le beau est la splendeur du vrai » ne figure pas explicitement dans l’œuvre de Platon, mais peut être considérée comme vraisemblable et représentative de la pensée platonicienne.

Quant à l’art et aux artistes, ils sont pour Platon à la fois privilégiés et suspects : les poètes ont la place d’honneur, mais on les reconduit, couronnés, à la frontière (la République), car leur place n’est pas dans l’appareil d’État. Les musiciens jouent un très grand rôle, mais dans une stricte subordination et surveillance du politique : car « nulle part on ne modifie les lois de la musique sans modifier en même temps les dispositions civiles les plus importantes. C’est ici que les gardiens doivent édifier leurs postes » (la République), et il convient de surveiller l’emprise de Dionysos sur l’esprit des hommes (cf. Nietzsche, Origine de la tragédie). Certains modes musicaux sont recommandés, le viril dorien, par exemple ; d’autres, repoussés, comme déprimants et plaintifs (mixolydien) ou lascifs (ioniens, lydiens). Pour les arts figuratifs, Platon préconise la simplicité, la véracité et le naturel des formes. C’est en art, au moins, un conservateur, chez qui la beauté artistique apparaît liée nécessairement à la mesure et à l’harmonie.

Le platonisme eut en art une destinée glorieuse, en particulier dans la Florence du quattrocento (l’Académie platonicienne de Marsile Ficin) et du cinquecento : l’œuvre de L. de Vinci et celle de Raphaël se comprennent mal hors d’une référence à la philosophie des Idées.

La pensée d’Aristote* est toute différente. Il écrivit probablement un Traité du beau, perdu depuis lors, et une Poétique, dont il reste un fragment qui traite essentiellement de l’art théâtral. Il accepte certes l’idée platonicienne de l’harmonie et de la mesure, mais l’interprète surtout en terme d’ordre : Aristote est en effet un savant, classificateur par nature, qui s’efforce de hiérarchiser les connaissances. La fresque de Raphaël l’École d’Athènes symbolise bien l’opposition des deux pensées : l’une, « idéaliste », regarde vers le ciel — c’est-à-dire le monde des Idées —, l’autre, plus « matérialiste » si l’on veut, tend le doigt à hauteur d’homme. Dès lors, le beau apparaît saisissable par les lois de la logique et de l’ordonnancement : « Un être ou une chose composée de parties diverses ne peut avoir de beauté qu’autant que ses parties sont disposées dans un certain ordre » (Poétique, VII).