Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espèce (suite)

Incompatibilité cellulaire et obstacles à la production et au développement des zygotes hybrides

La fécondation entre deux espèces est impossible parce que le gamète mâle ne peut pénétrer dans l’ovule en raison de sa taille ou d’une absence d’attraction par l’ovule. Parfois, une modification expérimentale de la membrane de l’ovule favorise l’acceptation du spermatozoïde étranger. Des œufs vierges d’Oursins traités par de l’eau de mer alcalinisée sont fécondables par du sperme d’Etoile de mer.

Chez les végétaux supérieurs, une dysharmonie entre la longueur du style et celle du tube pollinique empêche la fécondation.

Les dysharmonies entre les chromosomes des parents et entre le cytoplasme ovulaire et les chromosomes constituent une cause de stérilité, le mécanisme de la formation des cellules reproductrices étant altéré. Elles résultent de perturbations affectant la structure et le nombre des chromosomes (délétions, duplication, inversion, aneuploïdie, polyploïdie). Le croisement de Drosophila melanogaster avec D. simulans donne des hybrides peu abondants et toujours stériles, dont les ovaires et les testicules sont atrophiés. Les deux espèces possèdent le même nombre diploïde de chromosomes (2N = 8), mais les architectures chromosomiques sont différentes (petites et grandes inversions), ce qui entraîne le non-appariement de nombreux sites chromosomiques.


La spéciation

L’observation et l’étude de ces divers modes d’isolement permettent d’élaborer, de comprendre comment peuvent se former les espèces, c’est-à-dire les mécanismes de la spéciation.

Trois théories paraissent traduire les phénomènes notés : une théorie géographique éco- ou éthoallopatrique, une théorie sympatrique et une théorie stasipatrique.


Théorie géographique éco- ou éthoallopatrique

Elle a été exposée principalement par Mayr entre 1942 et 1962. Des phénomènes géologiques ou géographiques totalement indépendants de l’espèce créent une barrière interdisant les échanges géniques entre des populations jusqu’alors homogènes et occupant de vastes zones. Cet obstacle, créateur d’isolement, doit présenter une durée assez longue pour que, par exemple, deux populations A et B puissent diverger. À la suite du jeu de la mutation, de la sélection, de la dérive génique se manifesteront de petites différences morphologiques et physiologiques. Puis se formera un obstacle intrinsèque qui rendra impossible toute interfécondité. Les deux populations A et B seront devenues deux espèces ; elles se maintiendront même si l’obstacle primitif extrinsèque disparaît. Les deux systèmes génétiques sont réellement et potentiellement clos. La discontinuité géographique entraîne une rupture dans le continuum reproductif. Si la barrière extrinsèque cesse d’exister lorsque la spéciation est terminée, les deux espèces accroissent leurs zones de répartition et une zone contiguë se dessine, mais les espèces se maintiennent. Ainsi, les Fauvettes européennes Hypolais polyglotta et H. icterina vivent respectivement à l’ouest et à l’est d’une zone qui correspond à l’extension glaciaire du Pléistocène. La barrière est disparue, mais les deux espèces isolées avant le retrait des glaciers persistent sans aucune interpénétration, ni hybridation. Au contraire, la Corneille noire (Corvus corone) et la Corneille mantelée (C. cornix), qui présentent une distribution analogue à celle des Fauvettes et résultant des mêmes phénomènes glaciaires, donnent des hybrides apparemment féconds dans toute la zone de cohabitation des deux Corneilles. La spéciation des deux espèces a été moins rapide que chez les Fauvettes, mais elle était suffisante pour que ne réapparaisse pas un néo-monotypisme.


Théorie sympatrique

La spéciation s’effectue à l’intérieur d’une population sans l’intervention d’une coupure géographique ou géologique. Les faits déterminants sont plus particulièrement d’ordres écologique et éthologique. Par exemple, certains individus d’une population manifestent une affinité pour un milieu ou un biotope particulier (microbiotope jouissant d’un microclimat) ; ainsi, ils s’isoleront génétiquement du reste de la population. Il n’est pas impossible que quelques individus manifestent un comportement un peu différent, ce qui favorisera leur isolement génétique.

Il est assez difficile de concevoir que ces « races » écologiques ou éthologiques acquièrent un isolement génétique suffisant et se transforment en véritables espèces en raison de l’homogénéisation génétique qui se manifeste par suite de l’interfécondité de ces races. Les faits observés ne semblent pas très favorables à cette théorie.


Théorie stasipatrique

Toute récente, cette théorie, formulée en 1967 par M. J. D. White et ses collaborateurs, puis précisée par ce dernier (1968) et discutée par Key (1968), repose sur l’étude d’Insectes Orthoptères Morabinés côtiers appartenant au groupe Viatica. Ces diverses formes possèdent une morphologie semblable, mais des garnitures chromosomiques différentes ; elles occupent de petites aires avec des zones contiguës d’une largeur maximale de quelques centaines de mètres. Dans ces zones de cohabitation vivent des hybrides naturels dotés d’un taux de fécondité réduit par suite d’anomalies à la méiose (formation de gamètes aneuploïdes). Pour expliquer ce phénomène, White suppose qu’une modification de structure chromosomique est apte à entraîner un isolement génétique. Un seul individu pourrait être à l’origine d’une forme nouvelle ; son croisement avec un représentant de l’espèce préexistante engendrerait des hybrides féconds ; si ceux-ci subsistent malgré leur fécondité réduite, c’est qu’ils bénéficient d’une meilleure adaptation aux conditions du biotope que les individus de l’espèce préexistante.

Quel que soit son mécanisme, la spéciation s’effectue avec une extrême lenteur, ainsi que semble le prouver la faible différenciation des Poissons des deux côtés de l’isthme de Panamá ; l’Angleterre, séparée du continent depuis plus de cent vingt mille ans, ne compte pas encore une espèce endémique de Papillon. La formation de sous-espèces est vraisemblablement plus rapide ; le développement des formes mélaniques de Papillons dans les zones industrielles s’est effectué en moins d’un siècle.