Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Espagne (suite)

C’est aussi celui du décor. On a parlé d’un « art Isabelle » pour qualifier plus particulièrement les étonnants ensembles de sculptures que l’on trouve dans les monuments funéraires de l’époque. Ceux-ci sont parfois de vastes chapelles greffées au chevet des cathédrales. Celle qui fut construite à Tolède pour Álvaro de Luna, maître de Santiago, celle du Connétable, fondée à Burgos par Pedro Hernandez de Velasco, permettent de suivre l’évolution du style flamboyant sous l’influence de la tradition hispano-moresque. Mais il s’agit parfois de véritables églises. San Juan de los Reyes à Tolède, sorte d’ex-voto érigé par les Rois Catholiques pour commémorer la victoire de Toro, devait aussi, à l’origine, abriter leurs tombeaux. En fait, les souverains furent enterrés à Grenade, dans la chapelle royale construite à proximité de l’ancienne mosquée. Le meilleur exemple de ces prodigieux ensembles demeure la chartreuse de Miraflores à Burgos, monument de piété filiale élevé par Isabelle la Catholique à la mémoire de ses parents et auquel s’attache le nom d’un artiste génial : Gil de Siloé*. Les qualités éminemment poétiques des tombeaux de Miraflores résultent de la rencontre de l’esprit du gothique tardif et de la tradition mudéjar. Dune certaine manière aussi, ils représentent la transposition en sculpture de la peinture flamande, qui marqua si profondément l’ensemble de la peinture espagnole de la fin du Moyen Âge, y compris les plus personnels de ses représentants : Bartolomé Bermejo* et Pedro Berruguete*.

L’impérialisme de l’Espagne, qui devait suivre de peu la réalisation de son unité, allait mettre le pays en contact avec la Renaissance italienne. Il en adopta rapidement le répertoire ornemental, mais pour le traiter avec sa personnalité propre, au point d’en transformer complètement le rythme et même le sens. On a qualifié de plateresque ce décor, italien par son origine mais très ibérique dans son exécution, qui demeure associé à des structures architecturales encore plus ou moins gothiques.


De la Renaissance* au siècle d’or

Enrique Egas († v. 1534), l’architecte des Rois Catholiques, l’auteur de l’hôpital royal de Saint-Jacques-de-Compostelle (1501-1511), de l’hôpital de la Santa Cruz de Tolède (1504-1515) et de la chapelle royale de Grenade (plans v. 1505), commence à apprendre le maniement de cette parure ornementale dont Tolède fut l’une des patries de choix. Dans cette ville encore remplie d’artisans de souche musulmane se produit une curieuse fusion entre l’héritage de l’islām ibérique et les emprunts à l’Italie : c’est l’origine du style appelé « Cisneros » en hommage au cardinal qui en fut le mécène. Enfin, une connaissance directe de l’Italie, jointe à de grands dons personnels, permit à Diego de Siloé*, le fils de Gil, de résumer les conquêtes de la première Renaissance. Son ambition de bâtir comme les Romains trouva matière à s’exercer à Grenade*, moins dans le fastueux monastère de San Jerómino que dans la cathédrale, dont il dirigea le chantier, entrepris par Egas, à partir de 1528.

Avec la cathédrale de Grenade, les principes fondamentaux de la Renaissance, qui sont ceux d’une architecture ordonnée, ont désormais gagné la partie. Le nouveau style ne se borne plus à employer un répertoire décoratif d’origine italienne, il entreprend de transformer les structures architecturales elles-mêmes.

Le passage à cette seconde étape du style plateresque est illustré vers 1540-1550 par l’activité de Rodrigo Gil de Hontañón (1500-1577) avec deux chefs-d’œuvre de l’architecture civile espagnole : la façade de l’université d’Alcalá de Henares et le palais de Monterrey à Salamanque*. Dans cette dernière ville, l’antique université relevait le défi lancé par Alcalá, sa dynamique concurrente. Tout en renouvelant son enseignement, elle entreprenait de remodeler ses propres locaux. C’est ainsi que revit, avec un décor de style italien, la tradition des vastes « façades-retables » que l’époque des Rois Catholiques avait illustrée à San Pablo et à San Gregorio de Valladolid*.

Cependant, l’originalité et la fantaisie dont faisaient preuve les artistes espagnols parurent excessives aux milieux cultivés de la Cour, davantage sensibles à la rigueur du classicisme italien. Une réaction s’opéra sous leur influence. Déjà, lorsque Charles Quint avait entrepris en 1527 de faire construire un nouveau palais sur la colline de l’Alhambra de Grenade, ce n’est pas à un des maîtres du plateresque qu’il s’était adressé, mais à un architecte profondément pénétré de l’idéal de la Renaissance, Pedro Machuca († 1550). Ce mouvement « puriste » culmina avec la construction de l’Escorial. Intimement lié à la politique de Philippe II, ce monument est tout à la fois un palais, une nécropole royale, un monastère de hiéronymites et un centre d’études au service de la Réforme catholique. Juan de Herrera (v. 1530-1597), qui eut le mérite de l’achever, développa les principes posés à l’Escorial, mais en variant les procédés d’expression en fonction des buts poursuivis. Si elle avait été terminée, la cathédrale de Valladolid, également élevée à la demande de Philippe II, aurait constitué le symbole de l’orthodoxie victorieuse, le sanctuaire de la Contre-Réforme, comme l’Escorial en est le palais. Herrera, pourtant, n’exerça qu’une influence limitée sur révolution de l’architecture ibérique : le goût espagnol n’était pas favorable à cet excès de rigueur, et pas davantage les options religieuses. On assiste donc à une libération graduelle de la sévérité herrérienne.

L’évolution, qui conduit au baroque, est particulièrement rapide dans le domaine de la sculpture. En réaction contre la froide perfection des œuvres de bronze et de marbre que des artistes italiens, les Leoni, avaient acclimatées à la cour de Charles Quint et de Philippe II, on voit se développer une abondante production de retables et de statues isolées en bois polychrome. Cette sculpture, destinée non plus aux connaisseurs, mais au peuple, a pour mission de mettre le croyant en communion intime avec l’objet de sa dévotion. On a parlé à son sujet de réalisme, et ce terme est exact dans la mesure où les œuvres dénotent une connaissance précise de l’anatomie de l’homme et excellent à rendre la personnalité des figures. Mais ce réalisme est transcendé par l’émotion religieuse, le but recherché étant moins de rendre le réel que d’éveiller à travers la représentation un certain sentiment.