Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Espagne (suite)

À Saint-Jacques-de-Compostelle*, sorte de Mecque chrétienne, commence à s’élever à partir de 1075, sur le plan des églises françaises riches en reliques, une vaste cathédrale, qui fournit un terrain de choix à l’exercice du métier de sculpteur. Jusqu’en 1100, cependant, les travaux ne dépassent pas le déambulatoire et ses chapelles rayonnantes, et le décor se limite encore aux chapiteaux.

León*, sur la route du pèlerinage de Compostelle, abrite un atelier plus évolué qui définit l’un des premiers, dans l’église de San Isidoro, les caractères de ce qu’on appelle parfois l’art des pèlerinages, c’est-à-dire une manière romane dont le succès sera aussi grand dans le sud-ouest de la France que dans le nord-ouest de l’Espagne.

La sculpture romane apparaît pleinement constituée au début du xiie s. sur les portails et dans les cloîtres. Les premiers sont généralement composés avec moins de rigueur que leurs homologues français. C’est, notamment, le cas à la porte des Orfèvres de Compostelle. Le célèbre portail occidental de la cathédrale de Jaca s’organise autour du chrisme du tympan, un motif hérité de l’art paléochrétien, qui eut une très importante descendance dans la région pyrénéenne à l’époque romane. Son auteur se distingue aussi bien par l’hermétisme de son iconographie que par un goût marqué pour les nus délicats. Les deux portails de León peuvent être rapprochés de l’art de Saint-Sernin de Toulouse.

Les premiers cloîtres romans d’Espagne sont un peu plus tardifs. De celui de la cathédrale de Pampelune, il ne reste que quelques chapiteaux de haute qualité. Celui de Santo Domingo de Silos (Burgos) surpasse en beauté la plupart des monuments médiévaux de la Péninsule. Un brin d’archaïsme et de raideur a pu faire illusion sur sa date. En fait, il ne paraît pas avoir été commencé avant le deuxième quart du xiie s., et l’étrangeté du style résulte probablement d’influences musulmanes transmises par des ivoires. Le programme iconographique est à peu près celui qui reparaîtra plus tard sur les piliers du cloître de Saint-Trophime d’Arles.

Durant la seconde moitié du xiie s., alors que la première sculpture gothique se constitue dans le nord de la France, l’Espagne demeure résolument fidèle à l’esprit roman. Cette fidélité n’exclut pas l’ouverture à l’extérieur. Maître Léger, venu peut-être de Bourgogne, implante la statue-colonne en Navarre et en Aragon.

On peut suivre son passage de Santa María la Real de Sangüesa (Navarre) à San Martín de Uncastillo (Saragosse, 1179).

Maître Mathieu de Compostelle (Mateo) domine cette période de transition. Son œuvre essentielle, le porche de la Gloire — auquel il travaille en 1188 —, témoigne de contacts directs avec l’art d’outre-Pyrénées. Cependant, grâce à son talent, les influences extérieures se fondent dans un ensemble cohérent, marqué à la fois par la délicatesse de l’expression et un sens aigu de la beauté plastique.

L’art de maître Mathieu soulève de délicats problèmes de rapports avec un certain nombre de sculpteurs de grande importance, dont on ignore s’ils lui sont antérieurs ou postérieurs. Le premier de ceux-ci travailla dans la chapelle supérieure de la Cámara Santa d’Oviedo. Son art plus rude répond encore à une géométrie abstraite. À San Vicente d’Ávila, divers sculpteurs témoignent de la venue de nouvelles influences bourguignonnes. Un souffle gothique passe sur la gracieuse Annonciation qui achève la décoration des galeries inférieures du cloître de Silos. Enfin, l’emprise de la France durant la période finale de l’art roman a également été reconnue sur des sculptures de Ségovie.

Cependant, grâce aux progrès de la Reconquista, l’art roman tardif se trouve confronté un peu partout, en Nouvelle-Catalogne, en Aragon ou en Castille, avec les créations de l’art hispano-moresque, et il se laisse contaminer par elles. Ainsi débute le style mudéjar, appelé à devenir l’une des manifestations les plus populaires de l’art d’Espagne.

Si l’histoire de la peinture durant la période romane se réduit à peu près à son développement en Catalogne, il n’en va pas de même pour les arts mineurs, sur lesquels le style musulman maintint longtemps son ascendant. Un des problèmes les plus délicats que pose l’étude des arts du métal est celui des origines de l’orfèvrerie dite « limousine ». Il s’avère qu’au xiie s. l’« œuvre de Limoges » est encore un mythe. Les émailleurs, qui se déplacent entre la Loire et le Douro, ont réalisé dans le nord de l’Espagne des œuvres de très haute qualité, comme le frontal de Silos au musée de Burgos et le retable navarrais de San Miguel in Excelsis.


L’art gothique et le mudéjar

À la suite de la victoire de Las Navas de Tolosa (1212) et des progrès décisifs de la Reconquista, il existe en quelque sorte deux Espagnes sur le plan artistique. L’une s’ouvre au gothique qu’on a importé de France, quitte à lui faire subir à l’occasion de profondes transformations. L’autre cultive l’héritage hispano-moresque, qui peut prendre figure d’art national.

Il est bien connu que la péninsule Ibérique ne participa d’aucune manière à la naissance du gothique. Elle le reçut de l’extérieur, et ses diverses modalités résultèrent d’autant d’apports successifs.

Dans ses premières manifestations en Espagne, le gothique apparaît moins comme un style que comme un ensemble de procédés techniques mis au service d’un idéal qui se voulait non pas esthétique, mais religieux, celui des fils de saint Bernard. C’est donc dans des monastères cisterciens de Catalogne, de Navarre, d’Aragon, de Castille ou de Galice qu’on trouvera les plus anciennes voûtes d’ogives, associées à des structures demeurant romanes pour l’essentiel.

Le gothique pleinement constitué pénétra en Castille à travers un certain nombre de chantiers exceptionnels par leur importance et leur qualité. On citera les parties les plus récentes de la cathédrale de Sigüenza (Guadalajara) et de l’abbatiale de Santa María de Huerta (Soria), ou encore le monastère de moniales cisterciennes de Las Huelgas, dans la banlieue de Burgos* et la cathédrale de Cuenca, bâtie sur un âpre promontoire entre les gorges du Júcar et du Huécar. Les édifices essentiels demeurent cependant les cathédrales de Tolède, de Burgos et de León.