Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Espagne (suite)

Le xviie siècle

L’Espagne, accablée par son rôle mondial, demande aux belles-lettres une explication, une justification et une consolation. Ses écrivains créent, à cette fin, deux genres nouveaux qui vont se répandre dans toute l’Europe et renouveler totalement sa littérature : le roman (moderne) et la comédie.


Le roman

L’homme nouveau, souvent un marchand, un soldat ou un lettré, échappe aux trois états traditionnels. Il se meut dans une société également nouvelle et instable où se mêlent l’ancien régime féodal, le régime seigneurial étatique et le régime mercantile. Pour décrire sa situation originale, un nouveau genre se définit peu à peu. C’est le roman, l’épopée parodique, malheureuse et, somme toute, comique, d’un homme du commun, le plus souvent un roturier de la nouvelle espèce, qui va d’échec en échec dans une société dégradée. Déjà en 1554, un récit qu’on attribue à Diego Hurtado de Mendoza (1503-1575) rapportait l’apprentissage d’un innocent petit gueux, le Lazarillo de Tormes, au contact d’un monde sans vertu. En 1599, le pícaro (galopin de cuisine) Guzmán de Alfarache (Mateo Alemán, 1547 - v. 1614) constate l’immoralité foncière de ce monde lorsque la misère l’accable en Espagne et en Italie, où il cherche fortune. Il entre donc dans le jeu infâme, mais il maintient sa foi en Dieu sauveur, il se repent, il se confesse. De nombreux romans picaresques (de Vicente Espinel, 1550-1624, de Luis Vélez de Guevara, 1579-1644) s’ensuivent, qui nourriront les œuvres de Lesage, de Daniel Defoe, de Marivaux et de Fielding, tant par leurs structures que par leurs thèmes : ils décrivent les écueils et les dangers qui guettent les égarés, les fausses victoires et l’échec final des pécheurs. Parce que ces ouvrages se mettent au niveau du public, parce qu’ils pénètrent chez l’honnête homme ou qu’ils parviennent à sa connaissance dans les veillées d’auberge (leur petit format prouve qu’il s’agit de littérature de voyage), ils devraient être plus efficaces que les sermons de l’édification religieuse traditionnelle. Ils sont plus ambigus aussi, et l’usage que chaque lecteur en fait ne répond pas toujours aux intentions avouées de l’auteur. Le Buscón (1626) de Quevedo* veut indigner la bonne société contre les vauriens qui cherchent à parvenir ; de fait, il l’amuse.

Le véritable créateur du roman moderne, Cervantes*, prend son héros parmi les victimes de la révolution sociale, hobereaux mal-en - point dans une campagne ruinée ; il en fait un redresseur de torts, l’adversaire des marchands sans honneur, des aristocrates sans noblesse d’âme, des clercs malicieux, des comédiens sans conscience ni sérieux et des historiens mensongers. Le chevalier errant ne parviendra pas à les remettre dans le droit chemin, mais son échec n’est qu’apparent. Car il témoigne et témoignera à jamais de la grandeur d’âme, qui est aussi, quoi qu’on fasse, dans la nature de l’homme : c’est Don Quichotte (1605-1615).

L’ouvrage trouve un grand écho dans le public ; mais les lettrés en Espagne ne le prennent pas au sérieux. Ils préfèrent sans doute le roman allégorique à trame byzantine (Persiles y Segismunda de Cervantès, El Criticón de Baltasar Gracián [1601-1658]), une voie sans issue.


La comédie

Dans les grandes villes administratives, comme Madrid, ou marchandes, comme Valence et Séville, la population demeure fidèle en sa majorité à la littérature orale ; mais au lieu d’aller au prêche, elle fréquente les cours d’auberges où l’on donne la comédie. Aussi bien, des dramaturges souvent improvisés et toujours rapides dans l’exécution fournissent une pâture légère et abondante à ce public fervent, exigeant à sa manière, peu soucieux des règles d’Aristote. C’est une clientèle plus constante et au total de meilleur profit pour les auteurs et les comédiens que les nobles mécènes d’autrefois. La comédie devient une marchandise dont le prix est fixé par la loi de l’offre et de la demande. La littérature désormais s’engage dans une nouvelle voie. Guillén de Castro (1569-1631), valencien, flatte le nationalisme espagnol avec ses deux comédies du Cid : Jeunesses et Prouesses. Lope de Vega*, madrilène, offre à la jeunesse, dorée ou non, des modèles de bien dire et de bien faire dans ses comédies de cape et d’épée, d’intrigue, de caractère, d’histoire et de légendes profanes ou religieuses. Il dégage des règles très souples pour ce nouveau genre. Tirso de Molina*, moine de l’ordre de la Merci, s’applique à dénigrer l’amour, où il ne voit que l’occasion de bons tours amusants, pardonnables ou damnables. Son Don Juan ou l’Imposteur de Séville devait trouver en Europe une lignée abondante et qui n’est pas éteinte. Calderón de la Barca* se détourne du public bourgeois et populaire ; à l’adresse des lettrés de la cour et des Conseils royaux, il monte des spectacles complets où la musique, les décors et les effets de lumière soulignent les intentions du texte. Sa comédie tente de consolider les valeurs sur lesquelles repose l’édifice social, qu’il sait en danger : ainsi, La vie est un songe, pièce philosophique et politique, l’Alcade de Zalamea, pièce morale et sociale, le Médecin de son honneur, tragédie de mœurs, Écho et Narcisse, sorte d’opéra musical, mythologique et psychologique. Calderón est l’auteur de nombreux « autos sacramentales »*, courtes pièces allégoriques qui célèbrent spectaculairement devant les foules le mystère de la Fête-Dieu, la transsubstantiation.


La poésie

Dans le genre soutenu, l’imitation des Anciens est de règle : Lope de Vega cultive le chant « héroïque », et Quevedo la poésie spirituelle et amoureuse. Les chansonniers et les « romanceros » recueillent une poésie plus légère et plus populaire. Mais un génie, Góngora*, qui excelle dans tous les genres, s’amuse à parodier les manières à la mode, à moquer tous les thèmes comme s’il voulait dénigrer ou décourager ceux qui les cultivent. Il sait aussi inventer une poésie nouvelle, où il se propose non plus la communication avec le vulgaire, mais l’exploration des domaines inconnus du verbe, rien que pour son plaisir et sa curiosité. Le Polyphème et les Solitudes sont impossibles à déchiffrer ; cette poésie hermétique rejoint par l’inspiration Louise Labé et Marino, Mallarmé et Valéry.