Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Érasme (Didier) (suite)

À cette réforme, Érasme, pour sa part, s’applique de toutes ses forces. Rien en lui de l’humaniste inhumain, de l’intellectuel qui ne vit que pour le travail de l’intelligence abstraite. L’érudit sait quitter son cabinet d’études, s’éloigner des presses d’imprimerie, pour ouvrir les yeux sur les hommes qui l’entourent, découvrir leurs mérites, dénoncer au besoin leurs pernicieuses illusions. Même absent, il reste sans cesse présent à ses frères dans le Christ, non seulement par ses multiples ouvrages, mais aussi dans cette volumineuse correspondance de plus de trois mille lettres envoyées ou reçues qui est parvenue jusqu’à nous. Et cette présence est toujours combat. Les Colloques, où l’ironie de son inspiration se nourrit de l’observation des mœurs contemporaines et des conflits d’idées à l’ordre du jour, l’Éloge de la folie, si souvent imprimé, illustré, traduit, témoignent, entre tant d’autres œuvres, de l’aspect réformateur et militant de son action en faveur de l’homme, de cet homme qu’il veut voir « se transformer en Christ ». Cette volonté de régénération de l’homme s’appuie, il va de soi, sur une confiance assurée dans les capacités de l’esprit humain. À la différence d’humanistes comme Jacques Lefèvre d’Étaples ou comme Josse Clichthove, qui ne croient pas à la possibilité d’un véritable progrès de l’humanité et se résignent avec mélancolie à une décadence jugée inévitable, Érasme, sans verser dans un optimisme utopique, se refuse à tout pessimisme. En dépit du spectacle sanglant et grotesque qui s’étale sous ses yeux dans l’Europe belliqueuse du xvie s. et à travers une certaine société carnavalesque, il reste convaincu que le mal n’est pas inhérent à la nature humaine, mais qu’il résulte souvent d’une éducation corrompue. Aussi trace-t-il (particulièrement dans le De pueris instituendis, ce traité de l’éducation libérale des enfants) tout un programme d’instruction, dont il veut — ce qui est rare à l’époque — faire bénéficier même les femmes. Pédagogue averti qui sait qu’on ne naît pas homme, mais qu’on le devient, il entreprend d’aider ses contemporains à devenir des hommes par l’exercice de leur raison, qui les place au plus haut niveau de la création, et par l’acceptation de la grâce, qui les relie à Dieu.

Une telle entreprise n’est possible que dans la paix, cette paix trop souvent hélas ! persécutée, dont Érasme, sans être un apôtre du pacifisme absolu, nous fait avec éloquence entendre la Plainte, dénonçant les ravages de la guerre, son caractère monstrueux pour des hommes unis au Christ et vivant de sa vie. Elle ne peut davantage se réaliser dans l’état lamentable de l’institution catholique contemporaine. Pour en supprimer les abus, en redresser les déviations, Érasme lacère de son ironie incisive : les princes de cette Église, dont il est lui-même « l’enfant terrible, mais également fidèle » ; les théologiens, plutôt théologastres, abandonnés au seul verbiage de la dialectique ; les moines ignorants, emprisonnés dans une religion mécanisée, intéressée ; les fidèles, enfin, entravés par tant de « cérémonies » méprisables, de superstitions comme les pèlerinages ou le culte des reliques, pratiques surérogatoires auxquelles il est dangereux d’accorder plus de crédit qu’aux sacrements et à la religion intérieure. À travers ces attaques, à la lumière des solutions proposées apparaissent clairement les principes au nom desquels Érasme milite en chrétien humaniste : vérité, liberté, noblesse de l’être humain aussi judicieusement éduqué qu’éclairé par l’Esprit sur le mystère du Christ, charité plus encore évangélique que paulinienne. Par cette spiritualité agissante qui anime son œuvre — tout entière religieuse dans son propos et sa finalité —, Érasme dépasse et domine l’humanisme de son temps, dont il reste toutefois la plus brillante incarnation. Humaniste original, il sait, tout en proclamant l’éminente valeur de la culture antique, ne pas céder à la tentation d’un habituel paganisme philosophique et affirmer sans ambages la transcendance du christianisme pour la nécessaire renovatio de l’homme. Théologien contre les théologiens d’alors, il réussit à recréer, en remettant en œuvre la théologie traditionnelle des Pères et des moines, florissante jusqu’au xiie s., la synthèse entre la théologie et la spiritualité, dissociées par l’apport de ceux qui, tels Occam, Duns Scot, saint Thomas, Albert le Grand, avaient essayé de construire une sagesse dont la technique fût grecque et l’esprit chrétien.

Écrite en latin, appelée à la plus large diffusion, l’œuvre d’Érasme porte la marque de l’individualisme de son auteur, dont elle trahit souvent l’excessive susceptibilité de sanguin fébrile, le manque de sérénité, l’élitisme, les réactions crispées jusqu’à l’injustice. L’homme n’était pas un saint. On lui reprocha son égoïsme, les ambiguïtés de sa pensée, la plasticité de ses positions. Mais on l’aima beaucoup aussi ; on loua son savoir et on admira son courage dans les épreuves, sa fidélité à l’Église, corps du Christ, sa passion de la liberté, qui lui fit refuser tant d’honneurs et de dignités. Aussi, l’influence de l’érasmisme, des érasmismes nationaux, fut-elle grande et profonde en Europe bien avant 1540, date de la publication des Opera omnia par Episcopius (Nicolas Bishoff) et Jean Froben. En Angleterre, dans les Pays-Bas, en Allemagne, en Pologne, en Hongrie, au Portugal, en Espagne, les écrits d’Érasme ont marqué les meilleurs esprits de l’époque, y compris les chefs de file de tous les « partis » religieux. Certes, les fruits du mouvement n’ont pas tenu les promesses des fleurs écloses dans les années 1516-1521, mais il serait injuste de conclure, comme on l’a fait, à un bilan d’ensemble décevant, qui ne se comprendrait, à la rigueur, que pour la France. L’influence rayonnante du Hollandais semble bien s’y arrêter en effet en 1534, avec la sinistre affaire des Placards, même si du Bellay puise dans les Adages pour décorer certains sonnets des Regrets, même si Montaigne, à travers les Œuvres morales de Plutarque, retrouve, sans toujours le reconnaître, le sillage interrompu de la pensée d’Érasme.