Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

employés (les) (suite)

La condition d’employé continue, cependant, à trouver une spécificité par rapport aux secteurs industriel et agricole. La première de ces caractéristiques originales est incontestablement la rapide et récente féminisation du travail de bureau et de vente. Étant moins payées et moins promues que les hommes, les femmes* ont un statut professionnel et social inférieur aux employés masculins, qui, de ce fait, continuent de bénéficier d’une condition économique supérieure à celle des ouvriers.

Une autre dimension qui ressort de multiples enquêtes sociologiques récentes est celle de l’évolution professionnelle à l’ancienneté, qui reste une possibilité importante dans le bureau, alors que, dans l’usine, l’ouvrier a très rapidement son avenir « derrière lui ». Compte tenu de la croissance continue des emplois tertiaires et de la relative stagnation féminine, il est incontestable qu’à la longue l’employé, surtout masculin, gagne en salaire, en travail créateur, en technicité et en relations sociales dans et hors l’entreprise. Le travail de bureau est donc au cours d’une vie un facteur de mobilité sociale ascendante, alors que cela n’est pas encore le cas pour le travail en usine.

Les employés travaillent généralement plus au centre des villes ; ils ont des logements plus vastes, ils partent en vacances depuis longtemps et ont des préoccupations culturelles et scolaires pour leurs enfants plus proches des catégories sociales privilégiées que des ouvriers. Il semble donc que, moins « distingués » socialement qu’autrefois, ces employés continuent cependant à vivre proches du monde privilégié, fût-ce à titre symbolique.


Les employés : une nouvelle classe ?

La persistance d’une certaine originalité de la condition d’employé a suscité un large débat entre analystes de la vie politique et syndicale pour savoir si cette couche sociale intermédiaire appartenait objectivement au groupe des prolétaires ou bien si, au contraire, son intégration « petite-bourgeoise » aux valeurs de la classe supérieure l’assimilait de fait aux intérêts bourgeois, ou enfin si sa masse et son caractère original n’étaient pas l’annonce d’une vaste société moyenne sans conflit de classe. Ce débat réapparaît en fait dès qu’une nouvelle catégorie sociale émerge de la croissance même du monde industriel. On s’est plus récemment posé des questions identiques à propos des techniciens de l’industrie et de la recherche, et, en même temps, les mêmes interrogations sont revenues à propos des cadres de la production, de l’administration et de la recherche.

Cette discussion gagne à être éclairée par l’analyse des pratiques syndicales et politiques, en prenant la France pour exemple privilégié d’une telle réflexion. En retard de près de cinquante ans sur l’action ouvrière, l’action des employés naît lors des grèves de postiers en mars 1909 dans une ligne nettement prolétarienne. La C.F.T.C. naît chez les employés de banque et de grands magasins. Très rapidement, cette centrale prend ses distances à l’égard du patronat. 1936 est l’occasion de cimenter des alliances plus fortes entre ouvriers et employés. La Résistance, puis l’après-guerre avec ses nationalisations multiples renforcent la tendance à la syndicalisation des fonctionnaires et marquent un certain dépassement des clivages fondés sur la religion. En revanche, la cassure du mouvement syndical en trois centrales se fait plus sentir dans le mouvement employé, où l’absence de fortes traditions de lutte ouvre davantage de champ aux influences des diverses centrales.

Plusieurs tendances continuent donc de marquer le mouvement syndical employé en France. C’est tout d’abord une moindre combativité d’ensemble que celle des ouvriers, qui continuent d’être le facteur décisif de toute lutte sociale d’envergure. C’est ensuite un plus large éventail des appartenances entre diverses centrales syndicales. C’est enfin, à l’intérieur de chaque centrale, une position relativement médiane entre l’action ouvrière de masse, centrée sur la lutte revendicative pour la prise du pouvoir central, et l’action ouvrière « gauchiste », qui met davantage en question les structures de l’État et de la production dans ses caractères de bureaucratie étouffante. Au plan politique, alors qu’on peut définir un vote paysan ou un vote ouvrier, il est beaucoup plus difficile de localiser un vote employé.


Les employés et la société « ascensionnelle »

Plutôt que d’enquêter indéfiniment sur la pesanteur relative des facteurs conditionnant les employés à la lutte définie par d’autres qu’eux, il semble que la découverte des particularités persistantes de leur action et de leur condition soit le symptôme d’un changement des enjeux de cette lutte sociale.

L’extension du monde employé est probablement révélatrice d’un phénomène nouveau des relations de travail : son intellectualisation croissante. Ce qui caractérise depuis toujours ce groupe de travailleurs, surtout ceux des bureaux, c’est la faible contrainte physique, le contact avec le texte, les mots ainsi que l’avantage de relations variées dans le travail et dans la ville.

Or, la mobilité sociale de l’employé, conséquence de son ancienneté professionnelle, se double d’une mobilité « intergénération ». Aucun fils d’employé ne fait le même travail que son père, alors que les paysans, les ouvriers et les cadres supérieurs sont des catégories sociales beaucoup plus stables.

La catégorie sociale des employés pose de par son ampleur des questions de remodelage structurel profond à cette société qui l’a engendrée, dans le mouvement même de sa croissance.

L’un de ces problèmes les plus graves est celui de la mobilité culturelle, première-née de la mobilité sociale. La famille d’employé est le lieu des incompréhensions entre parents et enfants, car ces derniers, poussés aux études, vivent très tôt la contestation des modèles de conduite proposés par leurs parents. Toute une société des jeunes projetée au-delà de ses origines, à la recherche d’une identité industrielle et collective, est à la fois la conséquence de cette réalité ascensionnelle et l’un des facteurs importants de la crise des modèles de comportements hérités d’un monde plus stable dans ses oppositions souvent dichotomiques.

Un autre problème posé par la condition d’employé est celui du sens et de la valeur du travail féminin. À quelles conditions de formation, d’aide matérielle et de perfectionnement le travail féminin peut-il acquérir un statut autre que celui d’appoint au salaire du mari ? C’est la vaste question posée par le monde employé aux autres partenaires de l’activité économique.