Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Empire colonial italien (suite)

Très éprouvée, elle aussi, l’armée abyssine comptait plus de 7 000 morts et une multitude de blessés. Elle ne poursuivit pas les Italiens en retraite. Une partie des prisonniers put être libérée par le général Baldissera (1838-1917), successeur désigné de Baratieri, qui atteignait Massaoua au lendemain de la bataille. Il fallut sans doute renoncer à la conquête espérée, mais, grâce à Baldissera, des positions isolées, qui tenaient encore, furent secourues et l’Érythrée retrouva rapidement son calme, car Ménélik n’était pas un vainqueur vindicatif.

L’humiliation d’un échec sans précédent pour une armée européenne en Afrique fut, toutefois, durement ressentie en Italie, où elle provoqua non seulement l’éloignement définitif de Crispi des affaires publiques, mais prépara la vague de nationalisme qui, dans la première décennie du xxe s., caractérisera la jeune littérature, poussera à la conquête de la Libye et finalement à l’intervention non obligée de l’Italie dans la première guerre européenne.


Les Somalis et la Libye

L’échec de l’expansion italienne en Abyssinie rendait de peu d’avenir les concessions que les sultans d’Obbia et de Midjirten avaient accordées au gouvernement de Rome en 1889 pour établir son protectorat sur une vaste portion de la côte des Somalis jusqu’au fleuve Djouba et celui de Zanzibar sur le port de Mogadiscio et quatre autres moins importants de cette région. La pénétration italienne dans l’empire du négus, si elle avait réussi, l’aurait encerclé au nord et au sud entre des terres italiennes, drainant vers l’océan Indien une partie de son commerce ; mais le désastre d’Adoua annulait cet espoir.

C’est alors que la crainte de voir la Libye comme le Maroc passer sous la suzeraineté française tourna de ce côté l’ambition des colonialistes italiens. Des influences intéressées s’exercèrent vers 1910, décrivant le pays comme un Eldorado, tandis qu’un prince romain, Leone Caetani (1869-1935), excellent orientaliste, s’efforçait de convaincre ses compatriotes qu’ils n’y trouveraient que de vastes étendues de sable infertile.

La crainte d’une occupation française était sans fondement aucun. Dès 1900, le désintéressement de la France et, pareillement, de l’Angleterre avait été stipulé en contrepartie d’un égal désintéressement de l’Italie à l’égard du Maroc et de l’Égypte. Giovanni Giolitti*, chef du gouvernement italien en 1911, ne l’ignorait pas, mais il avait voulu attendre le règlement effectif de la question du Maroc, postérieur à la conférence d’Algésiras (1906). En 1911, l’effervescence de l’opinion, renforcée surtout par la fondation, l’année précédente, de l’Association nationaliste italienne et bientôt de son organe, L’Idea nazionale, était telle que reculer la déclaration de guerre à la Turquie, suzeraine d’un territoire dont elle s’occupait peu, eût paru inadmissible. Giolitti y trouva prétexte dans le départ de Constantinople pour Tripoli d’un vapeur chargé de 10 000 fusils et d’abondantes munitions, mais l’ultimatum remis à la poste par l’ambassadeur d’Italie invoquait surtout l’état d’abandon où étaient laissées ces lointaines provinces, qui avaient droit évident à un sort meilleur : leur voisine européenne était prête à le leur assurer.

Cette fois, il n’était plus question de l’économie de forces pratiquée en Abyssinie. Le président du Conseil imposait au général Pollio (1852-1914), chef d’état-major, la préparation d’un corps expéditionnaire de 40 000 hommes, qui se trouvera peu à peu porté à 80 000. Il n’y avait, cependant, pour s’opposer aux envahisseurs que quelques milliers d’Arabes, encadrés par environ 4 000 réguliers turcs, mais il était prévisible que la population fournirait abondamment des volontaires à la défense, malgré la tension habituelle des rapports entre Turcs et Arabes. En fait, c’est un officier turc, Enver bey, qui organise en Tripolitaine des opérations de guérilla si redoutables aux Italiens qu’après les premiers débarquements réalisés tant en Tripolitaine qu’en Cyrénaïque, à Tobrouk, Derna et Benghazi, ceux-ci durent se contenter d’occuper la côte et ne s’aventurèrent plus à l’intérieur. Plusieurs manœuvres d’intimidation, qui, chaque fois, se rapprochaient davantage des centres vitaux de la Turquie, furent employées contre celle-ci pour la contraindre à conclure une paix qui consacrerait la conquête : bombardement de Préveza, à l’entrée du golfe d’Arta ; occupation « provisoire » de Rhodes et du Dodécanèse (avr.-mai 1912) ; démonstration navale devant Beyrouth ; enfin tentative de forcer les Dardanelles (18 juill. 1912). À toutes ces pressions, l’Empire ottoman résistait. Les bases d’un traité de paix furent enfin fixées à Lausanne (18 oct. 1912), alors qu’il se trouvait engagé dans la première guerre balkanique. L’Italie avait pris soin de ménager l’amour-propre de son adversaire pratiquement invaincu en laissant intacte l’autorité religieuse du sultan au titre de calife sur les populations musulmanes des deux provinces, en prenant à sa charge la fraction de la dette ottomane propre à la Libye et surtout en publiant un décret unilatéral d’annexion avant la signature de la paix, qui semblait placer la Turquie devant un fait accompli malgré elle.

Cette facile victoire avait excité les convoitises coloniales de l’Italie. Malheureusement, sa participation à la Première Guerre mondiale ne lui en assurait pas la satisfaction. Les accords de Londres conclus entre G. S. Sonnino (1847-1922) et les trois puissances alliées prévoyaient de façon vague, en cas de défaite de l’Allemagne, « quelque légitime compensation » à l’accroissement certain des possessions franco-anglaises et des rectifications de frontières avantageuses aux limites de ses colonies d’Érythrée, de Somalie et de Libye. En revanche, la défaite de la Turquie, devenue partenaire des Empires centraux, lui ouvrit à Saint-Jean-de-Maurienne (1917) de vastes perspectives dans la région d’Adalia, qui demeurèrent lettre morte une fois la Turquie revigorée, justement grâce à Enver pacha et à la révolution jeune-turque. Les abandons consentis plus tard par l’Angleterre (cession du Somaliland) et par la France (oasis tunisiennes de Rhat et de Rhadamès) étaient si modestes qu’ils en apparaissaient presque ridicules, même aux termes des accords de Londres.