Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

élisabéthain (théâtre) (suite)

Les « miracles »

Les origines de ce brusque épanouissement sont lointaines et multiples. L’art dramatique anglais se trouve sous sa forme originelle dans les « miracles » et les « moralités » issus de l’Église. Autre source : les « interludes » et les « masques », qui feront partie des « menus plaisirs » d’Henri VIII et deviendront un véritable genre dans la première partie du xviie s. Son berceau, enfin, c’est le collège, l’université, où des esprits curieux et éclairés traduisent, adaptent au goût anglais les œuvres des tragiques et des comiques latins. Au cours des âges, le théâtre s’est laïcisé. À la notion de fin utilitaire, de but moral, s’est ajoutée la recherche de la distraction, du plaisir. À côté des amateurs ou des semi-professionnels se créent des troupes d’acteurs de métier. Les personnages commencent à « parler » anglais. Il n’existe pourtant pas encore un vrai théâtre. Le grand œuvre d’Élisabeth, c’est précisément d’avoir permis l’éclosion de ce théâtre national, sans que disparaissent pour autant les formes de spectacle propres au Moyen Âge.


Élizabeth Regina

Élisabeth a été, dans toute l’acception du terme, la reine. Celle par qui vivent et en qui s’identifient la cité, les artistes, le peuple. Symbole de la souveraineté politique et spirituelle de la nation sortie enfin des combats féodaux et que l’Acte de suprématie a détachée de l’Église de Rome, elle est le chef d’un pays redoutable qui a réduit à néant les prétentions de l’« Invincible Armada » par la vaillance de ses marins, selon la volonté du Tout-Puissant. Ses hardis capitaines découvrent les pays lointains, rapportant de leurs voyages ou de leurs campagnes descriptions et trésors merveilleux. Les auteurs se reconnaissent en cette image de force et de puissance créatrice. Le peuple, au travers de leur voix, retrouve celle de la reine qui les guide, tandis que les tragédies historiques — surtout celles de Shakespeare — constituent un excellent instrument de propagande pour la maison Tudor. De toutes ces conjonctions heureuses peut alors jaillir le théâtre élisabéthain.


Sur le chemin de Shoreditch et de Southwark

À l’épanouissement de ce théâtre, la reine va attacher son nom d’une autre manière encore : non en mécène qui assure la protection des auteurs et stimule leur génie, mais en apportant son appui aux acteurs. Son action, tout indirecte qu’elle fût, quoiqu’elle s’exerçât en quelque sorte par personnes interposées, n’en demeure pas moins essentielle pour l’existence des théâtres et la vie des acteurs. Les premiers trouvent refuge sur les « libertés » — anciens terrains de l’Église catholique expropriés —, qui appartiennent maintenant à la Couronne. Pour échapper à la menace que fait peser sur les établissements de spectacles l’arrêté de 1574 du lord-maire de Londres, l’un des plus célèbres acteurs-directeurs de l’époque, James Burbage (v. 1531-1597), peut alors construire en 1576 son « Theatre » sur le terrain libre de Shoreditch, au nord-est de la capitale. Son exemple sera si bien suivi, la situation nouvelle si pleine de sécurité qu’en 1629 dix-sept théâtres, dont plusieurs établis dans le faubourg de Southwark, joueront tous les jours, sauf le dimanche, aux portes de Londres. Un seul à Paris à la même époque.


Nobles compagnies et « oisillons de proie »

C’est également dans le dessein de se soustraire à la vindicte des pasteurs, des puritains ou des autorités municipales que les troupes d’acteurs vont se placer sous la protection des grands du royaume, en attendant de se recommander du souverain lui-même. La compagnie de Burbage, qu’illustreront son fils, Richard Burbage (v. 1567-1619), et Shakespeare, prend le titre de « gens du lord Chambellan ». Celle de son concurrent Philip Henslowe (v. 1540-1616), directeur de « The Rose », se formera des « gens du lord Amiral » où Edward Alleyn (1566-1626) tiendra les grands rôles, et, quelque difficile que reste toujours la condition d’acteur, ces groupements vont prospérer. Il s’en crée même d’enfants (Her Majesty’s Children ; The Boy Company of Saint Paul’s), pour qui les meilleurs auteurs ne dédaignent pas d’écrire. Ces « oisillons de proie », dont parle Shakespeare, disputent férocement à leurs aînés les faveurs des spectateurs comme les recherchent théâtres « publics » (The Curtain, The Globe, The Fortune, The Rose...), c’est-à-dire de plein air, et théâtres « privés » (ceux des Blackfriars et des Whitefriars), installés dans d’anciens couvents.


« Faire ronfler le vers blanc »

Les pièces se succèdent à un rythme accéléré. La demande s’accroît tant que les auteurs travaillent comme à la chaîne. Chacun s’emploie à « faire ronfler le vers blanc », qui, depuis Marlowe, a conquis le public et, par conséquent, s’impose aux auteurs. Le fameux décasyllabe devient en quelque sorte l’expression de l’émotion, de la dignité. Il est, sauf rares exceptions, réservé à des héros de haut rang, tandis que la prose reste associée aux sentiments du commun, aux sombres desseins. Quoi qu’il en soit, vers blanc, vers rimé ou prose, les personnages adoptent sans effort le langage le mieux en rapport avec les passions, les circonstances, l’interlocuteur. Le passage de l’un à l’autre est aisé, naturel. Il faut que le spectateur se sente dans la réalité. Il doit participer. Cette communion avec le public, objet de tant de recherches des dramaturges modernes, les élisabéthains la réalisent sans effort. Ceux de l’université : George Peele (1556-1596), éternel bohème ; Robert Greene (v. 1558-1592), longtemps en grande faveur ; surtout Marlowe (1564-1593), le premier grand élisabéthain. Les poètes ou les prosateurs venus au théâtre, comme George Chapman (v. 1559-1634), traducteur en vers d’Homère ; Thomas Dekker (v. 1572 - v. 1632), auteur d’excellentes études de mœurs ; John Marston (1576-1634), bête noire de Ben Jonson (1572 ou 1573-1637), l’une des plus fortes personnalités dramatiques du siècle, esprit cultivé et minutieux, écrivain prolifique, combatif, qui laissera éclater sa puissance satirique dans des pièces comme Volpone (1606), l’Alchimiste (1610) ou Bartholomew Fair (1614). Ceux qui ont fait leur apprentissage sur les planches ; le plus célèbre, Shakespeare. Et ceux des tavernes, toute la cohorte des auteurs « maudits » à la solde des directeurs de théâtre, aux noms oubliés de la postérité pour la plupart, mais dont l’œuvre énorme n’est pas négligeable.