Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

électorale (sociologie) (suite)

On constate qu’aucune formation ne détient un monopole de représentation. Au niveau du comportement électoral, il n’y a pas, à proprement parler, de « parti ouvrier », moins encore de « parti paysan » en France. Mais chacune des catégories sociales pèse inégalement suivant les tendances de l’opinion : ainsi, l’électorat communiste comprend 64 p. 100 de salariés (manœuvres, ouvriers et employés) contre 31 p. 100 dans l’électorat radical et 29 p. 100 dans la clientèle du centre national des indépendants. On note, en revanche, l’importance du vote paysan pour ces deux derniers partis et le succès du M. R. P. auprès des femmes sans profession. Dernière remarque : la composition sociale de l’électorat U. N. R. est assez exactement ajustée à la structure d’ensemble de la population étudiée (avec une légère sous-représentation ouvrière et une sur-représentation des couches âgées), dessinant ainsi ce que les Italiens appellent un parti « interclassiste ».

Le comportement des électeurs britanniques, dans un système bipartisan, obéit à peu près aux mêmes règles. Conservateurs et travaillistes trouvent leurs électeurs dans toutes les couches sociales, mais les classes moyenne et supérieure sont attachées aux tories à proportion des quatre cinquièmes, alors que la classe ouvrière ne donne guère que 60 p. 100 de ses votes au Labour Party.

Les sentiments religieux contribuent souvent à infléchir le « vote de classe », particulièrement en France. Depuis longtemps, la coïncidence de la géographie de la pratique religieuse et de la répartition des votes sur le territoire a été décrite : les régions d’observance majoritaire (l’Ouest, l’Est alsacien-lorrain, les Alpes du Nord, le sud du Massif central, le Pays basque) sont aussi celles où les partis modérés et conservateurs enregistraient leurs principaux succès ; en regard, les zones déchristianisées du Limousin et du Bourbonnais ont formé de tout temps des bastions de la gauche et de l’extrême gauche. De même, les différentes confessions se signalent-elles par des comportements distincts : les communautés protestantes des Cévennes et de la vallée du Rhône votent plus à gauche que le milieu catholique qui les entoure ; les cantons luthériens de l’Alsace du Nord s’abstiennent davantage que le reste de la province. On comprend aisément que le poids du facteur religieux soit plus sensible en France (ou en Italie), où la vie politique a été dominée depuis près de deux siècles par le conflit entre l’Église catholique et la société civile, que dans les pays anglo-saxons, où les luttes religieuses sont éteintes depuis longtemps (Grande-Bretagne, à l’exception de l’Irlande du Nord) ou n’ont jamais existé (États-Unis).


Formation et transformation des choix électoraux

Les conditions sociales orientent le vote à travers l’interprétation qui en est donnée par les individus ou les groupes : c’est moins l’appartenance objective à une classe sociale que la conscience de cette appartenance qui forme l’opinion. On en verra pour preuve que les électeurs communistes français qui pensent appartenir à la classe ouvrière sont plus nombreux que les ouvriers réels dans cet électorat ; inversement, les ouvriers qui votent pour les partis du centre ou de la droite tendent fréquemment à s’identifier comme membres des classes moyennes. Entre le statut social objectif et le statut ressenti, les groupes intermédiaires ont un rôle de catalyseurs : les organisations professionnelles ou syndicales, les mouvements d’action religieuse, les associations à vocation spécialisée entretiennent des normes de groupe qui débouchent souvent sur des choix politiques. Aux États-Unis, où le contenu social des clivages partisans est faible, on observe que les ouvriers ont d’autant plus tendance à soutenir le parti démocrate qu’ils adhèrent depuis plus longtemps à un syndicat.

Dans la transmission des orientations politiques, le rôle de la famille paraît important : celle-ci est le premier foyer de socialisation qui résume à la fois un certain statut dans la société et un ensemble de croyances et de normes. Étudiant les préférences partisanes des électeurs britanniques, D. Butler et D. Stokes ont montré qu’elles étaient fréquemment calquées sur celles de la famille, au moins lorsque le père et la mère professaient la même opinion :

Socialisation par les groupes intermédiaires, socialisation par la famille : ces deux processus rendent assez bien compte de la relative stabilité des comportements électoraux, que la géographie d’André Siegfried avait dégagée dans l’Ouest français au début du siècle et qui s’est largement confirmée depuis lors. Sur de longues périodes, à travers les régimes et les étiquettes changeantes, les sociétés immobiles transmettent leurs clivages idéologiques avec une fidélité qui étonne. C’est précisément dans l’Ouest que Paul Bois a cherché, à la suite de Siegfried, à interpréter la remarquable frontière qui, depuis l’instauration du suffrage universel, sépare les pays conservateurs des régions républicaines ou avancées. Il a constaté qu’aucune des explications mécanistes proposées par Siegfried, notamment le mode actuel d’appropriation du sol, ne pouvait apporter une réponse satisfaisante. En revanche, remontant jusqu’à la Révolution française, il a décrit la formation d’une « conscience de classe » dans la paysannerie aisée de l’Ouest intérieur, en lutte contre la bourgeoisie urbaine pour l’accaparement des biens nationaux. Le paradoxe est que cette rivalité autour de la terre débouche, pour ces paysans du Maine, sur une alliance avec les ennemis des bourgeois révolutionnaires, c’est-à-dire les nobles el les prêtres : la fidélité religieuse devient le ciment idéologique d’une communauté qui traverse le xixe s. et la première moitié du xxe s. sans presque évoluer.

Mais, à bien des égards, ces ensembles figés sont l’exception dans les sociétés industrielles. Depuis une dizaine d’années, la sociologie électorale a été conduite à mettre l’accent sur le changement plus que sur la stabilité. Il faut y voir une conséquence des mutations économiques et sociales contemporaines, mais aussi des transformations purement politiques, dont l’effet immédiat est peut-être plus sensible. Ainsi, depuis 1958, on a vu l’électorat français accepter la pratique majoritaire imposée par les modes de scrutin et l’évolution du système de forces politiques. Les référendums, l’élection du président de la République au suffrage universel, le dualisme généralisé des consultations législatives et municipales ont contraint un grand nombre d’électeurs à modifier leurs choix électoraux. Des élections législatives de 1956 à celles de 1958, on comptait près d’une moitié d’électeurs « changeants » ; de 1958 à 1962, il y en avait encore plus de 37 p. 100, parmi lesquels 22 p. 100 étaient passés d’un parti à un autre et 15 p. 100 s’étaient dirigés vers l’abstention ou en étaient venus. Particulièrement marqué dans la France urbaine, ce glissement des électorats trace bien les limites de la méthode géographique d’André Siegfried : les conclusions doivent être revues, mais la problématique n’a guère changé.

J. R.