Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Égypte (suite)

Le fellah égyptien ne profitait pas de tout cela. L’Égypte était exploitée « au sens absolu et douloureux du terme » (Victor Chapot). Tibère dut modérer son préfet, lui écrivant qu’il voulait bien tondre les brebis, mais non les égorger. Tous les quatorze ans, le contribuable devait faire sa déclaration très complète, énumérant les membres de la famille et les éléments du train de vie, et ce, en plusieurs exemplaires. Il était aussi soumis à d’autres déclarations plus fréquentes, et les percepteurs établissaient listes nominatives et rôles. Un impôt personnel frappait les indigènes, un autre, analogue, les esclaves et les animaux domestiques. L’artisan payait une taxe mensuelle. Les prêtres payaient des taxes sur l’acquisition de leur sacerdoce, sur les autels, sur les victimes des sacrifices. Les paysans payaient une taxe d’arpentage. D’autres impôts étaient prévus pour l’entretien des médecins, des policiers, des chasseurs d’hippopotames, des marchés, etc. Si la classe aisée était assujettie aux liturgies, ces fonctions obligatoires non rémunérées familières à l’Orient grec, tous devaient le sordidum munus, la corvée. Des droits frappaient les ventes, les donations, les héritages. Des impôts exceptionnels s’ajoutaient à tout cela. La perception des impôts était une liturgie peu enviée, et il finit par s’instaurer une responsabilité collective qui faisait payer les autres à la place des contribuables défaillants. Les économiquement faibles, aporoi, ne bénéficiaient pas d’une clémence particulière, au contraire, et, au iie s., de nouvelles charges vinrent châtier leur dérobade forcée.

Si le gros de la population besognait avec résignation, quelques-uns se révoltaient (grèves de paysans mentionnées dès le ier s.) et l’économie se dégradait, d’abord lentement jusqu’au milieu du iie s., gravement ensuite. On utilisa longtemps la monnaie des Ptolémées, qui inspirait une plus grande confiance, puis, face à la hausse vertigineuse des prix, au iiie s., on chercha, en vain, à refuser certaines espèces. Les villes souffrirent. Les bergers du Delta (boukoloi) s’insurgèrent, mais beaucoup de ceux qui vivaient du produit de leur terre purent faire face.


Des traditions immuables

C’était, momentanément, un juste retour des choses, les gens de la campagne étaient d’ordinaire les victimes du système. La population était alors, en effet, divisée en castes d’origine ethnique, et cela conformément au système de privilèges accordés par les Lagides aux Grecs immigrés. Les Romains ne représentaient qu’un contingent infime au sein de l’ensemble des ethnies privilégiées, et leur empreinte n’est sensible que dans l’administration et le droit. Les Macédoniens avaient, à Alexandrie, la condition de métèques privilégiés. Les Alexandrins d’origine grecque continuaient à bénéficier aussi des privilèges traditionnels, et, serviteurs intéressés, se partageaient maintes fonctions administratives et carrières militaires qui leur valaient le droit de cité romaine. Les Perses représentaient un petit groupe privilégié dès avant la conquête d’Alexandre. Enfin, des Égyptiens de race mais partiellement hellénisés et fréquentant les gymnases de longue date pouvaient bénéficier de quelques avantages. Mais leur nombre était compté, et l’administration romaine s’évertua à fixer définitivement chacun à sa place, à grand renfort d’état civil et de recensements. Les Égyptiens authentiques étaient traités comme des déditices (c’est-à-dire d’anciens adversaires qui se sont rendus sans conditions). En tant que tels, ils n’eurent pas part à la distribution générale du droit de cité décidée par Caracalla en 212. Leur langue les isolait des privilégiés, qui étaient de langue latine ou surtout grecque. Les mariages entre Romains et Égyptiens furent limités à l’extrême (on ignore le degré exact de l’interdiction). Quant aux esclaves, leur place fut modeste. On conçoit du reste qu’ils se soient peu différenciés de la masse asservie des autochtones.

Restaient enfin les juifs, très nombreux à Alexandrie et rattachés au groupe des métèques privilégiés. Intellectuels actifs, commerçants dynamiques, mais hostiles au culte impérial et retirés dans leur quartier propre, ils se battirent farouchement, à diverses dates, contre les Grecs. Mais cela est une histoire proprement alexandrine.

Dans le domaine religieux, le dualisme traditionnel s’est conservé de façon aussi frappante. Les Grecs adoptèrent avec empressement un culte impérial qui ressemblait beaucoup à ce que les Ptolémées leur avaient imposé. Au contraire, les Égyptiens restèrent fidèles exclusivement à leurs cultes traditionnels, sous la férule d’un clergé surabondant et qui bénéficiait d’une autorité incontestable sur la masse. La caste sacerdotale était considérée avec suspicion par Rome : Auguste confisqua les biens des temples et supprima l’ancienne subvention aux cultes. Les temples qui furent construits (hors d’Alexandrie, bien sûr) conservèrent le style égyptien, se distinguant par quelques détails (chapiteau composite, d’origine saïte). Ce sont ces édifices d’époque romaine qui sont souvent les mieux conservés (temple d’Esnèh, « kiosque » de Philae).

Cette originalité persistante, qui donnait à l’Égypte la réputation d’un pays exotique, en faisait un pays de tourisme. Les visiteurs ont laissé d’innombrables graffiti sur de très anciens monuments, comme le colosse de Memnon, qu’on venait entendre bruire aux aurores. L’empereur Hadrien ne manqua pas ce détour. La manie des antiquités égyptiennes fit fureur à Rome, à certains moments, et les cultes gréco-égyptiens d’Isis et de Sérapis, en vérité essentiellement hellénistiques, se propagèrent dans le monde romain parallèlement à la bimbeloterie des oushebtious (ou oushabtis) et des sphinx.


L’effervescence religieuse

Tout cela devait se trouver balayé promptement par le christianisme, auquel se rallièrent également Grecs et Égyptiens, et l’on peut dire que, à partir du ive s., s’ouvrit une ère nouvelle. Le paganisme demeura longtemps vivace, et bien défendu, à Alexandrie, jusqu’à la destruction du Serapeum (391). Une fois oubliées les persécutions du iiie s. (notamment celle de Dèce, qui nous a valu de retrouver des dizaines de certificats de sacrifice sur papyrus), les problèmes intérieurs à la nouvelle chrétienté prirent le pas sur tout le reste, tandis que, dès l’époque de Constantin, l’autorité civile s’effaçait devant celle du patriarche d’Alexandrie. La foi se manifesta ici de deux façons très différentes, à la campagne et à la ville.