Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dreyer (Carl Theodor) (suite)

Carl Dreyer fut durant toute sa vie un cinéaste résolument en marge des courants cinématographiques. Jamais il ne crut devoir sacrifier l’exigence de ses recherches aux caprices et aux séductions d’une mode quelconque. Il est mort avant d’avoir pu mettre à exécution un film dont le thème central était la vie du Christ. Son œuvre, dont l’austérité et l’hiératisme cachent parfois la profonde sensibilité, est tout entière consacrée au combat sans pitié qui oppose en ce monde les forces du mal et celles du bien, la vie et la mort, combat au centre duquel l’homme se débat, livré à ses doutes, à ses angoisses, à sa solitude et aussi à sa soif d’absolu. Pour illustrer ces déchirements spirituels, cette marche lente vers l’inexpliqué, l’indicible, le secret, Dreyer se sert des moyens cinématographiques les plus simples et les plus efficaces. Son style est toujours d’une grande sobriété, excellemment servi par une photographie qui sait faire jouer avec subtilité les rapports d’ombre et de lumière. « Il ne faut pas nous borner à photographier les visages, mais aussi et surtout les pensées et les sentiments derrière les visages, car ce sont les pensées et les sentiments qui purifient et ennoblissent les visages des acteurs en sublimant l’expression », a-t-il déclaré pour justifier ses mouvements de caméra lents et précis qui, plus encore qu’ils ne servent l’action propre du film, permettent d’éclairer spirituellement un ou plusieurs personnages.

J.-L. P.

 J. Sémolué, Dreyer (Éd. universitaires, 1962). / P. Parrain et coll., Dreyer, cadres et mouvements (Minard, 1967). / C. Perrin, Carl Theodor Dreyer (Seghers, 1969). / T. Milne, The Cinema of Carl Dreyer (Londres, 1971).

Dreyfus (Affaire)

Affaire qui occupa la scène politique française de 1894 à la Première Guerre mondiale.


À l’origine, il y a la découverte par le service de renseignements du ministère de la Guerre d’un bordereau anonyme annonçant un envoi de documents sur un canon français. Ce papier est trouvé dans l’appartement du colonel von Schwartzkoppen, attaché militaire allemand à Paris, en fait chef de l’espionnage. Aussitôt et sans aucune preuve, le service de renseignements accuse un officier français israélite, Alfred Dreyfus (oct. 1894). Cet officier, né à Mulhouse en 1859, appartient à une famille de filateurs alsaciens qui, après la guerre de 1870, ont choisi la nationalité française.

Le commandant du Paty de Clam, sous prétexte que le bordereau porte quelque ressemblance d’écriture avec celle de Dreyfus, accuse ce dernier. Or, Dreyfus, qui est d’une famille fort riche, n’a aucune raison de vendre des documents militaires dérobés à l’état-major. En outre, il y aura au procès deux témoignages contradictoires sur les écritures, et on y produira une pièce secrète dont Dreyfus ni ses avocats ne pourront prendre connaissance.

C’est alors que s’ouvre une campagne diffamatoire orchestrée par toute la presse de droite nationaliste et antisémite, dans laquelle la Libre Parole et la Croix se distinguent particulièrement. Le principal tort de Dreyfus est en fait d’être juif.

L’Affaire Dreyfus, l’Affaire comme on l’appelle bientôt, sert opportunément les intérêts de toute une classe sociale, celle de la grande bourgeoisie monarchiste, cléricale et militariste, menacée, depuis l’établissement de la IIIe République par la montée des classes moyennes, dans ses privilèges sociaux et politiques. Elle va s’efforcer de regrouper le plus d’électeurs possible autour des « grandes valeurs nationales », la première en dignité de ces valeurs étant l’armée, sainte et intouchable, une armée « qui ne peut pas se tromper ». Rassembler tous les « bons » citoyens autour des « valeurs » considérées comme le bien suprême et les unir en les opposant à d’autres entités (l’Allemand, le juif, l’étranger, « le métèque » comme dit Maurras) symboles du mal, tel est le double processus adopté par les antidreyfusards.

Au milieu de ce déchaînement de haine, Dreyfus, arrêté le 15 octobre 1894, est condamné à la dégradation et à la déportation à vie (déc.). Il sera soumis à un régime de détention très sévère à l’île du Diable. Cependant, son frère, Mathieu Dreyfus, est persuadé de son innocence. Avec l’aide d’avocats, de journalistes et d’écrivains tels que Joseph Reinach et Bernard Lazare, il se décide, en 1897, à demander la révision du procès.

Entre-temps, le nouveau chef du service de renseignements, le colonel Picquart, a trouvé le vrai coupable. Il s’agit d’un autre officier des renseignements, le commandant Walsin-Esterházy, individu taré et endetté. Un pneumatique envoyé par Schwartzkoppen à ce dernier et la similitude de l’écriture d’Esterházy avec celle du bordereau ne laissent aucun doute sur sa culpabilité. Malgré ces preuves accablantes, Picquart ne peut rien obtenir en faveur de l’accusé ; pire, il est envoyé dans le Sud tunisien. Le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, n’obtient rien non plus. Qui mieux est, le 11 janvier 1898, un conseil de guerre, réuni sur sa demande, acquitte Esterházy, qui est acclamé par la foule. Il s’agit avant tout de sauvegarder le prestige de l’armée. Barrès n’écrit-il pas : « Les amis de Dreyfus [...] injurient tout ce qui nous est cher, notamment la patrie et l’armée. Leur complot divise et désarme la France, et ils s’en réjouissent. Quand même leur client serait un innocent, ils demeureraient des criminels. »

Mais deux jours plus tard, le 13 janvier 1898, paraît dans l’Aurore le fameux article de Zola dont le titre, J’accuse, a été trouvé par Clemenceau : c’est une lettre ouverte au président de la République. Toutes les manœuvres des antidreyfusards et de la « presse immonde » sont pour la première fois dénoncées au grand jour. L’article se termine ainsi : « Qu’on ose me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour. J’attends. » L’Affaire est commencée.