Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dreiser (Theodore) (suite)

Fils d’immigrants allemands très pauvres et très dévots, Dreiser a connu le dépaysement, l’errance de taudis en taudis, la promiscuité. Il a vu son frère condamné, sa sœur poursuivie par le scandale. Tout cela, il l’a transposé dans ses romans. On retrouve les situations et les personnages de ses romans dans les récits autobiographiques qu’il a publiés avec une franchise digne de Rousseau : A Traveler at Forty (1913), A Book about Myself (1922), Dawn (1931). À seize ans, horrifié par la résignation de ses parents, il part, comme ses frères et sœurs, poussé par un mélange caractéristique de haine de la société et de désir de réussir. À Chicago, tour à tour plongeur de restaurant, cheminot, employé dans une quincaillerie, démarcheur dans l’immobilier, encaisseur, livreur, perdu dans l’anonymat des gagne-petit, il veut réussir dans cette société de compétition qu’il déteste et dont il sera à la fois le chantre et le critique. On devine là, comme chez Norris et Jack London*, un tempérament plus proche de Nietzsche que du socialisme. En 1892, il entre dans le journalisme, au Daily Globe de Chicago, puis à Saint Louis, à Pittsburgh, enfin à New York. Ces quatre ans de reportage lui laissent le sens du visuel, des inventaires précis, du trait saillant exploité avec un penchant pour le sensationnel. Cette expérience journalistique transforme l’inspiration autobiographique en une œuvre romanesque.

Son premier roman, Sister Carrie (1900), recommandé par Frank Norris à l’éditeur Doubleday, se heurte à la censure. Publié en Angleterre en 1901, puis huit ans plus tard aux États-Unis, il soulève une tempête de protestations. Son échec plonge Dreiser dans la misère et la dépression. Sa lutte contre la censure durera vingt ans. Soutenu par Henry Louis Mencken, Robert Frost et Ezra Pound, Dreiser affronte l’hostilité d’un public plus heurté par la critique sociale de son œuvre que par sa prétendue immoralité. Cette lutte de Dreiser contre la censure et les idées reçues sort le roman américain des convenances du roman cosmopolite et prépare les conditions de l’essor d’un roman national.

En six romans (Sister Carrie, 1900 ; Jennie Gerhardt, 1911 ; The Financier, 1912 ; The Titan, 1914 ; The Genius, 1915 ; An American Tragedy, 1925) suivis de deux récits posthumes (The Bulwark, 1946 ; The Stoic, 1947), Dreiser, peintre et critique de la société américaine, a créé une comédie humaine qui, sans avoir de dimensions balzaciennes, est le meilleur document sur l’Amérique de l’âge industriel. Sister Carrie fut accusé d’immoralité, son auteur stigmatisé comme « le chroniqueur du matérialisme le plus bas », simplement parce que Dreiser renonçait aux conventions du roman mondain pour parler la langue des employés et des commis voyageurs et pour décrire sans concession au « happy ending » et à la morale la naissance d’une actrice. Carrie, jeune fille de dix-huit ans, fuit sa ferme du Wisconsin pour chercher fortune à Chicago. Éblouie par les lumières de la ville, elle devient la maîtresse d’un représentant beau parleur, puis d’un grand restaurateur qui abandonne sa famille et se ruine pour lancer Carrie au théâtre. À la fin, il se suicide dans un meublé tandis que Carrie, devenue vedette, s’embarque pour l’Europe et la gloire. Ni message, ni critique morale dans ce procès-verbal qui présente avec un détachement presque ironique le destin de personnages qui sont le jouet de forces qui les dépassent.

Jennie Gerhardt (1911), autre roman de femme « tombée », traite dans un style comparable les mêmes données autobiographiques. Dreiser y évoque l’ascension puis la faillite d’une femme de chambre devenue la maîtresse d’un industriel. Procès-verbal grisâtre, sans commentaire, le roman peut se comparer à Une vie de Maupassant.

Le Financier (1912) entreprend la peinture de la bourgeoisie. Il forme avec le Titan et le Stoïque une trilogie dont le héros, Frank Cowperwood, est inspiré par la carrière réelle du financier Charles T. Yerkes (1837-1905). Le drame individuel le cède alors à la fresque sociale, dont le ressort est la compétition, décrite comme une lutte pour la vie. L’apologue liminaire du homard dévorant la seiche symbolise en termes darwiniens cette étude de zoologie sociale. L’énergie cyn que du financier, homme de proie, incarne la fièvre économique d’une nation en expansion. De la guerre de Sécession à la campagne présidentielle de William J. Bryan, les événements historiques jalonnent cette naissance d’une nation dans un grouillement impressionnant de financiers, d’avocats, de politiques.

Avec le Génie, Dreiser revient en 1915 à une inspiration autobiographique. Eugen Witla, l’artiste qui dissipe son génie, incarne les difficultés de l’artiste dans la société. Sa profession de foi s’applique à l’art de Dreiser : « Oui, je suis sale, trivial, terne, lugubre, mais je suis la vie. Et dans tout cela il n’y a ni excuse, ni commentaire. Pif ! Paf ! les faits jaillissent les uns des autres avec une insistance amère et brutale. »

C’est paradoxalement en 1925, alors qu’Anderson* et Dos Passos* imposaient des techniques plus évoluées, qu’Une tragédie américaine apporta la gloire à Dreiser. L’intrigue suit de près une affaire célèbre, le meurtre de Grâce Brown par Chester Gilette. Le héros, Clyde Griffiths, né pauvre dans la jungle sociale, au moment où il est sur le point d’entrer par un mariage dans le cercle magique de la réussite, engrosse une ouvrière, qui disparaît lors d’une promenade en barque. Accident ou crime ? Griffiths meurt sur la chaise électrique sans que sa culpabilité soit absolument prouvée. Le coupable, c’est la société. La théorie naturaliste de l’action du milieu sur le tempérament n’a jamais été plus illustrée que par cette fresque de huit cents pages qui est à la fois un récit dramatique, un compte rendu judiciaire, une allégorie morale et un avertissement à l’Amérique : cette « tragédie » américaine est un drame à la russe, qui sonne le glas de l’optimisme américain. Adapté à la scène et à l’écran, le livre fascine entre autres le cinéaste russe Eisenstein.