Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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drame (suite)

La belle carrière que laissait présager la victoire d’Hernani ne tint pas ses promesses. Non que les auteurs chômassent cependant ! Mais le succès des œuvres tout autant que celui de l’auteur était celui des acteurs : Bocage, Marie Dorval, Frédérick Lemaître, autant de noms qui avaient fait triompher tel rôle et dont l’absence condamnait le drame à une mort par asphyxie. Phénomène comparable, mais en sens inverse, c’est à la même époque que Rachel fait applaudir sur la scène les tragédies classiques et néo-classiques. Dans l’esprit des foules, l’acteur tend à prendre le pas sur l’auteur, tout comme le fera plus tard le metteur en scène.

Voulant embrasser trop de choses à la fois, trop ambitieux dans sa forme comme dans son contenu, le drame romantique portait en lui-même les germes qui devaient le faire éclater. Cette tentation du drame total ne s’évanouit pourtant pas avec le romantisme : elle continue de hanter ses successeurs symbolistes et surréalistes.


Du « réalisme » au symbolisme

Tandis qu’on proclame « la fin du théâtre », la scène est le lieu d’affrontement des nouvelles écoles littéraires. À côté du succès de la comédie des Augier, Dumas et autres Sardou, les grands courants s’efforcent de conquérir, par des théories opposées, spectateurs et critiques.

Dans la foulée de leur réussite dans le roman, les naturalistes tentent de transposer leurs idées sur la scène : Zola publie coup sur coup en 1881 deux manifestes, le Naturalisme au théâtre et Nos auteurs dramatiques, qui demandent aux auteurs de « réaliser des tranches de vie » et « d’apporter la puissance de la réalité » dans la peinture de leurs intrigues et de leurs caractères. Malheureusement, hormis quelques adaptations de leurs propres romans, ni les Goncourt, ni Daudet, ni Zola ne dotèrent la scène d’un seul ouvrage important. Et cela malgré l’appui que constituait le Théâtre libre créé par Antoine en 1887 : jouant dans des décors aussi réels que possible, avec des acteurs non professionnels ou débutants, Antoine entendait briser l’académisme dramatique et apporter plus de vérité dans l’interprétation des œuvres.

Cependant, le drame « réaliste » devait connaître en la personne d’Henry Becque (1837-1899) un créateur brillant et original. À l’écart des coteries, Becque, par son tempérament et son œuvre, se rattache pourtant à la tradition naturaliste : peignant avec force la banalité quotidienne, dessinant ses personnages à la manière des romanciers, dépouillant le dialogue de son emphase rhétorique traditionnelle, il réussit dans les Corbeaux (1882) et la Parisienne (1885) à unir le drame « réaliste » voulu par Zola et la comédie « rosse », dans laquelle triomphe à la même époque Courteline.

Diamétralement opposée à l’attitude des naturalistes, celle des symbolistes se situe dans un puissant courant de renouveau spiritualiste : renonçant au réalisme, les poètes entendent, ainsi que l’affirme Apollinaire dans les Mamelles de Tirésias, que « le dramaturge se serve / De tous les mirages qu’il a à sa disposition [...] / Et qu’il ne tienne pas plus compte du temps / Que de l’espace ».

C’est assez dire que le théâtre symboliste sera essentiellement un théâtre idéaliste et spiritualiste, fondé sur l’irréalisme dramatique, sur un langage poétique échappant à la trivialité du quotidien, sur le mépris du décor et du temps réel, sur le côté allégorique des personnages stylisés parfois jusqu’à la caricature (Ubu) ou au contraire élevés jusqu’au mythe. Comme le disait Maeterlinck de ses propres pièces, le théâtre symboliste est un « drame pour marionnettes ».

Tout comme le naturalisme avait eu son théâtre, et plus encore, le symbolisme aura une salle et un metteur en scène dévoué à ses entreprises. Après le succès du théâtre de l’Art de Paul Fort, Lugné-Poe créa en 1893 le théâtre de l’Œuvre, laboratoire de la représentation symboliste : pas de décors ni de lumières, des acteurs aux gestes imprécis, à la voix caverneuse, autant de traits qui achèvent de faire du drame de la fin du siècle un théâtre de dépouillement. Malgré les réalisations de Maeterlinck (Pelléas et Mélisande), de Villiers de L’Isle-Adam (Axel) ou de Dujardin et de Péladan, il faudra attendre le succès de Paul Claudel* pour que s’inscrive en lettres d’or le symbolisme théâtral. Seul parmi les autres poètes, il réussit à toucher un public sans cesse croissant, faisant sortir de la semi-clandestinité littéraire les expériences poétiques auxquelles un petit nombre d’élus participaient.


Par-delà les écoles

Cette ouverture sur un théâtre « multiple », sans action, essentiellement psychologique — non pas au sens classique du terme, mais dans l’acception plus vaste « d’état existentiel » que lui donne Ionesco — et réduit à un conflit d’essences portait en elle les germes du drame moderne ou, pour être plus exact, des drames modernes.

En effet, avec le développement des idéologies et leur pénétration dans le public (communisme, existentialisme), le drame était destiné à s’orienter vers des conflits philosophiques. D’où le regain de faveur des mythes antiques (Électre, les Troyens, Orphée...), qui, sous l’influence de la psychanalyse, retrouvaient un peu de leur aspect religieux, suscitaient de nouvelles interprétations et donnaient naissance à des drames dans lesquels l’intention d’actualité passait avant la légende proprement dite (Électre de Giraudoux, Antigone d’Anouilh, les Mouches de Sartre...).

De même, les tentatives d’antithéâtre de la nouvelle génération (Beckett, Adamov, Genet, Ionesco...) signifient une volonté de représenter le « drame pur, la réalité pure, a-logique, a-psychologique », afin de retrouver sous les apparences l’essence profonde de l’humanité. Successeur du symbolisme, le drame contemporain échappe aux définitions : il tend à se confondre avec la vie elle-même.

D. C.

 R. Pignarre, Histoire du théâtre (P. U. F., coll. « Que sais-je ? », 1945 ; 9e éd., 1971). / H. Gouhier, le Théâtre et l’existence (Aubier, 1952). / G. Marcel, Théâtre et religion (Vitte, 1959). / M. Lioure, le Drame (A. Colin, coll. « U », 1963) ; le Drame, de Diderot à Ionesco (A. Colin, 1973).