Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

dodécaphonie ou dodécaphonisme (suite)

Dans la musique sérielle, quelle qu’elle soit, cette hiérarchie disparaît, et les éléments, égaux en droit (c’est « le communisme des tons », a-t-on dit), sont régis quant à l’ordre dans lequel ils apparaissent et se succèdent soit dans le temps (ordre horizontal), soit dans l’espace (ordre vertical). Les différents paramètres sonores (hauteurs, durées, intensités, timbres) peuvent être sérialisés, et ils l’ont été dans la phase postwébernienne de la musique contemporaine (après 1948), chez O. Messiaen*, P. Boulez*, K. Stockhausen* et L. Nono*. Mais les hauteurs l’ont été d’abord. Une musique sérielle peut fort bien faire appel à des séries de moins de douze sons (séries défectives, fréquentes chez I. Stravinski*) ou encore, dans le cas d’une musique infrachromatique (faisant appel à des intervalles plus petits que le demi-ton), à des séries de plus de douze sons. Elle n’est donc dodécaphonique que dans un cas bien précis.

Enfin, est atonale, au sens large, toute musique échappant aux lois du langage tonal classico-romantique : musiques modales antique, médiévale et, dans une certaine mesure, renaissante, musiques de nombreuses cultures extra-européennes, enfin musique occidentale de nombreux compositeurs depuis le début du xxe s. Le sentiment tonal peut être suspendu durant un temps plus ou moins long ou faire totalement défaut. Une musique peut être atonale dans sa syntaxe, lorsqu’elle se compose d’agrégats qui, isolés, admettent l’analyse tonale, mais qui ne s’enchaînent plus selon les lois de la tonalité, ou, au contraire, atonale dans chaque élément de son discours. L’utilisation d’un matériau dodécaphonique ou d’une structure sérialisée n’est ni nécessaire ni suffisante pour produire l’atonalité.

Il ressort de ce qui précède :
a) qu’une musique peut être dodécaphonique sans être sérielle (sans que son matériau soit soumis aux lois de la série) et sans être atonale (les douze sons peuvent être groupés de manière à susciter des associations tonales) ;
b) qu’une musique peut être sérielle sans être dodécaphonique (séries de plus ou moins de douze sons) et sans être atonale (les sons de la série peuvent être choisis de manière à provoquer des associations tonales) ;
c) qu’une musique peut être atonale sans être dodécaphonique et sans être sérielle ;
d) qu’une musique dodécaphonique et sérielle peut néanmoins être tonale si la série est déterminée dans ce dessein (concerto pour violon À la mémoire d’un ange d’Alban Berg).

Dans la musique tempérée, la série dodécaphonique type est celle qui expose les douze sons dans un ordre librement choisi, mais sans que l’un d’entre eux puisse reparaître avant que tous les autres aient paru, condition sine qua non de l’abolition de toute hiérarchie préférentielle. On trouve dans la musique classique des séries de ce genre, intégrées, bien entendu, dans un contexte tonal : dans un récitatif du Don Juan de Mozart (1787), au début de la symphonie Faust de Liszt (1854), dans la fugue d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss (1896) ; dans les deux derniers cas, l’intention symbolique de l’auteur n’est pas niable. La multiplication de séries parfaites ou presque parfaites est une conséquence logique de la chromatisation généralisée du langage musical dans la succession du Tristan de Wagner, chromatisation aboutissant par ailleurs à la suspension et bientôt à l’abolition du sentiment tonal. De nombreuses structures quasi sérielles peuvent être relevées ainsi dans la musique de Max Reger (1873-1916). Mais l’idée d’édifier un nouveau langage musical sur l’utilisation cohérente des séries de douze sons est due, presque simultanément, à deux musiciens autrichiens : Josef Matthias Hauer (1883-1959) et Arnold Schönberg*. Hauer, qui précéda Schönberg de quelques années dans la formulation consciente d’une musique dodécaphonique, considère ses séries comme des modes mélodiques. Pour lui, les douze sons se divisent en deux séries de six, ou tropes, et il répartit les 479 001 600 combinaisons possibles à partir de la gamme tempérée en 44 groupes. Mais la conception de Schönberg s’est avérée autrement féconde et lourde de conséquences pour l’avenir de la musique. Chez lui, la mise au point de la méthode de composition avec douze sons n’ayant de rapports qu’entre eux (sa propre dénomination) résulte d’un besoin de remplacer l’ordre tonal, aboli par lui dès 1907, par un ordre nouveau, qui met fin à l’anarchie de l’atonalité « libre » et permet le retour aux grandes formes et à une musique structurée. Son oratorio inachevé l’Échelle de Jacob (1915-1917) contient plusieurs séries dodécaphoniques, et c’est durant sa composition que Schönberg devint conscient de l’importance du principe de non-répétition d’un son avant l’achèvement de la série. L’étape suivante, c’est-à-dire l’utilisation conséquente d’une série de douze sons comme matériau unique d’une pièce, fut franchie en juillet 1921 avec la composition de certains mouvements de la Suite pour piano, op. 25. Mais la première page dodécaphonique publiée par Schönberg fut la Valse pour piano, op. 23, no 5 (1923), où l’utilisation de la série est encore très primitive, alors que le no 4 du même recueil soumet une série défective à un traitement déjà plus élaboré, le compositeur étageant ainsi les problèmes. En cette même année 1923, Schönberg formula les lois de cette nouvelle méthode de composition, dont il croyait alors qu’elle assurerait à la musique allemande un siècle de suprématie !

Une seule et même série sert de matériau à tout l’œuvre. Il est permis de répéter un son avant de passer au suivant, mais ensuite il faudra attendre que tous les autres sons aient été énoncés. La série peut être présentée sous sa forme droite, ou renversée (au miroir), ou récurrente (à l’écrevisse, en commençant par la fin), ou encore renversée-récurrente. Chacune de ces quatre formes (Gestalt) fondamentales de la série peut être transposée à volonté à l’un des douze degrés de l’échelle chromatique. Le compositeur dispose donc de 48 formes différentes de sa série, qu’il peut combiner à volonté horizontalement ou verticalement et dont il peut faire entendre simultanément diverses formes aux différentes voix. L’interdiction de répéter un son est due au souci d’éviter tout sentiment tonal par une « polarisation » sur l’un ou l’autre son qui risquerait de rétablir une hiérarchie de valeurs. L’interdiction des redoublements d’octave (source de sérieux problèmes d’orchestration !) obéit à une raison semblable. De même, la succession des douze sons sera choisie de manière à éviter toute référence tonale, en donnant donc la préférence à des intervalles « antitonaux » (tritons, septièmes, neuvièmes, etc.). L’utilisation simultanée de différentes formes de la série dans le cadre de l’écriture polyphonique crée le problème de la présence d’un même son à différentes voix, même si ce son occupe une fonction sérielle différente. Il s’en dégagera la notion de champ sériel (Feld), due à la nécessité de retrouver le total chromatique, sans polarisation préférentielle, dans un espace homogène donné. A. Webern, puis K. Stockhausen développeront cette notion.