Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Djāḥiz (Abū ‘Uthmān ‘Amr ibn Baḥr al-) (suite)

Quêter le savoir et l’explication, converser inlassablement, écrire sur tout ce qui aiguise sa curiosité ont été les trois passions de la vie d’al-Djāḥiẓ, « l’homme aux yeux saillants ». Un privilège en a favorisé l’essor : cet humaniste est né et s’est formé à Bassora dans le moment même où cette cité, relais entre Bagdad et les pays de la mer orientale, demeure le siège d’une intense activité intellectuelle et religieuse. Sa famille, d’origine abyssine, est d’humble condition, mais semble lui avoir fourni des moyens d’existence qui le dispensent de briguer un office ou de se pousser à la cour califienne, dont sa disgrâce physique l’eût d’ailleurs éloigné. Parvenu à l’âge d’homme, il se plaît dans la compagnie de gens d’esprit, nourris de science et de théologie, qui se réunissent dans la mosquée de la ville ; il fréquente aussi les petites gens, les artisans et les bédouins de la halte chamelière. Sa formation procède du hasard ; il a peut-être des notions de persan, mais il ne sait pas le grec ; en revanche, sa science de l’arabe est profonde et sûre. Il paraît n’avoir marqué aucun intérêt pour les sciences exactes ou pour celles de la nature. La montée des influences iraniennes, sans doute moins chargée de tension à Bassora qu’à Bagdad, ne le trouve point indifférent, et ce fils d’affranchi a toute sa vie nourri une certaine hostilité contre ce qui porte atteinte à l’arabicité. Assez tôt, semble-t-il, ce sentiment se double chez lui d’une réserve très marquée à l’égard du chī‘isme, ce qui l’amène à découvrir en soi des sympathies plus ou moins désintéressées pour la légitimité des ‘Abbāssides. Son attirance pour le mu‘tazilisme, ou théologie rationaliste, paraît très enracinée et résulte sans doute de contacts renouvelés et précoces avec des zélateurs de cette doctrine comme le célèbre al-Naẓẓām. Ses premiers écrits, comme l’épître sur les ‘Uthmaniens, attestent une réflexion sinon originale du moins pénétrante sur un des grands problèmes de l’heure : la légitimité de la dynastie en place. Plusieurs séjours à Bagdad donnent à croire qu’après 815 — al-Djāḥiẓ approche de la quarantaine — le théologien rationaliste prend chez lui une allure plus militante. C’est le temps même où, sous le règne d’‘Abd Allāh al-Ma’mūn, cette doctrine devient officielle et cherche ses maîtres à penser ; bien que beaucoup plus âgé qu’al-Naẓẓām, al-Djāḥiẓ rejoint celui-ci à Bagdad et se fait son famulus. Sous les deux successeurs d’al-Ma’mūn, des épîtres permettent de saisir l’opportunisme fervent d’un écrivain qui prête sa plume sans la vendre ; décisifs sont à cet égard les témoignages qu’on découvre dans son œuvre et qui paraissent appartenir à une période où dominent à Bagdad les promoteurs de la théologie officielle : le grand cadi Aḥmad ibn Abī Du’ād et le vizir Muḥammad ibn ‘Abd al-Zayyāt († 847). L’avènement de Dja‘far al-Mutawakkil (calife de 847 à 861) et l’abrogation de toutes les dispositions prises en faveur du mu‘tazilisme mettent en cause la faveur d’al-Djāḥiẓ. Grâce à son âge et à son habileté, celui-ci épouse cependant la nouvelle politique du souverain et se réserve un puissant appui en la personne d’al-Fatḥ ibn Khāqān, favori du calife, d’origine turque. Sous ces influences officielles, il écrit par exemple son essai sur les Mérites des Turcs et une Réfutation contre les chrétiens. Viennent toutefois les années sombres qui marquent la succession d’al-Mutawakkil. Retourné définitivement à Bassora, al-Djāḥiẓ emploie ses dernières forces à écrire ; frappé d’hémiplégie, il s’éteint nonagénaire, ayant reçu comme grâce ultime du destin de ne pas connaître la ruine où va sombrer Bassora lors de la révolte spartakiste des zandj.

L’œuvre d’al-Djāḥiẓ est à la fois celle d’un polygraphe et d’un grand écrivain. Elle se présente à nous sous deux formes. D’une part des essais formés d’opuscules plus ou moins étendus où l’auteur traite de problèmes liés à la conjoncture politique, sociale et religieuse, comme l’essai sur la Précellence des Noirs sur les Blancs, les essais sur les Concubines, sur l’Amour ou sur les Mérites des Turcs ; l’actualité dans ces opuscules est évidente ; l’auteur ne traite d’ailleurs point son sujet sous forme de dissertation, mais recourt en général aux procédés en usage à l’époque : par une série de citations empruntées à la littérature du ḥadīth, à la poésie ou à des observations personnelles, il s’efforce d’emporter l’adhésion de son lecteur. D’autre part, des ouvrages magistraux, souvent d’une grande étendue, dont les principaux sont le Livre des avares, le Livre des animaux et le Livre du langage et de l’éclaircissement. Dans le premier, nous découvrons, peut-être avec une intention polémique contre les Iraniens accusés de ladrerie par les représentants de l’arabicité, une masse d’anecdotes tirées de la vie quotidienne où se manifeste la lésine en ses formes les plus mesquines et les plus comiques ; dans une certaine mesure, cet essai nous offre un tableau pittoresque de la vie des petites gens et des bourgeois de Bassora enfermés dans les limites d’un monde insoupçonné des historiographes ou des moralistes. Le Livre des animaux se ressent d’influences aristotéliciennes, mais ce n’est pas un bestiaire ; al-Djāḥiẓ semble ici s’être complu à noter tout ce que sa curiosité, sa finesse d’observation, son sens critique, son exigence d’une explication rationnelle lui ont fourni sur les êtres vivants ; c’est sans doute là que cet humaniste se révèle le mieux avec ses ouvertures et ses tentatives pour aboutir à la vérité à partir du doute suspensif. Le Livre du langage (et non de l’éloquence comme on traduit parfois) n’est pas un traité de stylistique mais la juxtaposition évidente de plusieurs essais où al-Djāḥiẓ traite sans ordre des principaux problèmes concernant les particularités du langage humain et de l’idiome des Arabes, les genres d’altérations auxquelles cette faculté est exposée, les aspects généraux de l’art du bien-dire, les modèles mêmes que la prose et la poésie en ont fournis ; l’aspect hybride de ce livre, à la fois riche et déroutant, rend comme on le voit impossible son classement dans un genre relevant de nos catégories.