Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Diderot (Denis) (suite)

La décennie suivante est plus mouvementée : si les Contes et Entretiens sont suscités par le voyage à Langres, c’est que se prépare le mariage d’Angélique, dont l’adolescence a exalté le philosophe. Quand elle part, les œuvres en chantier (premier état de Jacques le Fataliste, 1771) ne retiennent pas son père d’aller au bout du monde retrouver l’unité de son être. Seize mois d’absence (cinq seulement à Saint-Pétersbourg, sept à La Haye) lui prouvent sa capacité de libérer sa pensée politique, permettent la rédaction de chefs-d’œuvre de moins en moins « classiques » : Réfutation de « l’Homme » d’Helvétius, Mémoires pour Catherine II, Éléments de physiologie.

La rentrée à Paris est discrète ; rien du triomphe de Voltaire.

Diderot est désormais l’homme d’un petit cercle de vieux amis, en proie au vieillissement. Mais le repli sur soi permettra l’approfondissement sans empêcher les contacts avec maint représentant des nouvelles générations. L’écrivain révise et enrichit ses œuvres plus ou moins achevées (pour une édition complète qui ne se fera pas), il collabore à l’Histoire des Indes de son ami l’abbé Raynal (1713-1796), il écrit et publie un Essai sur Sénèque, dont la seconde édition (Essai sur les règnes de Claude et de Néron) manque de le faire emprisonner, trente-trois ans après Vincennes (1782).

Mais, dès 1783, il est pris par l’ultime maladie et se borne à relire les copies de ses ouvrages promises à Catherine II. En 1784, il perd Sophie Volland, puis sa petite-fille. Il s’éteint le 31 juillet, rue de Richelieu où il s’est installé quelques jours auparavant, aussi discrètement que Montesquieu, sans renier sa philosophie.


Le philosophe

La fidélité de Diderot à ses idées ne gêne que les esprits rebelles à la modernité.

Non qu’il ne se reconnût des ancêtres : il exalta toujours l’humanisme antique et renaissant, estimait l’honnête homme « libertin » du siècle précédent. Mais à Descartes, La Rochefoucauld, Malebranche, Fénelon, il ajoute Newton, Locke, John Toland, Anthony Collins, Shaftesbury, Bayle, Fontenelle, Meslier et tant d’autres qui ont libéré la pensée de son siècle.

Il en tire très tôt deux conclusions : arasement systématique des présupposés (« le premier pas vers la philosophie, c’est l’incrédulité »), adoption de l’expérience comme seul critère (observation, vérification).

Cette solidité de principes est méritoire, chez un esprit qui aime jouer avec les idées, cultiver les hypothèses, goûter les surprises de l’analogie : des Pensées sur l’interprétation de la nature, il y a continuité jusqu’au Rêve de d’Alembert. Mais il présentera sa conception du monde comme celle à laquelle il est « le plus habituellement revenu », comme la seule hypothèse d’ensemble qui permette aux sciences de se développer et de se coordonner : elle n’interdit pas de glaner dans le champ des réalités les « erreurs singulières », dont il faut expliquer l’existence et qui permettent d’éclairer les zones d’ombre.

La psychologie de Diderot fut d’emblée matérialiste. Il en approfondit et étendit sans cesse les tenants physiologiques, s’efforça de tenir compte des tenants sociologiques, récusant, « réfutant » les systèmes abstraits, même les plus proches de ses principes (Helvétius). De l’étude des anormaux (aveugles et sourds), il conclut à un aspect de l’homme sous-tendu par la négation de la liberté (Lettre à Landois), à une définition du moi comme la cause compliquée mais une de nos actions.

Que l’individu reconnu comme microcosme ne cherche pas dans son esprit une explication du monde ! Le principe premier que le philosophe extrait des résultats et des hypothèses scientifiques, c’est que l’univers est un tout matériel où règne le déterminisme. La matière est l’univers, elle en fonde l’unité. Elle est par essence mouvement, c’est-à-dire énergie. Les molécules ou atomes qui la composent, hétérogènes, douées d’énergie potentielle, tantôt apparaissent inertes, tantôt subissent leurs interactions, leurs combinaisons, que le géomètre met en équations abstraites, mais que le chimiste explique par l’agitation (mouvement) interne causée par la chaleur, justifiant ainsi les interconnexions entre éléments apparemment discontinus (« la chimie prélavoisienne fonctionne comme médium entre la dynamique du physicien et le dynamisme vital » [Yvon Belaval]).

Le grand exemple de l’effet provoqué par la chaleur est celui de l’œuf (article « Spinoza » de l’Encyclopédie). « La matière hétérogène, organisable, c’est déjà une substance vivante » (Jean Mayer). « Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail » (à Sophie, du 15 oct. 1769).

C’est que la matière est douée de la propriété essentielle de sensibilité, tantôt potentielle, tantôt mise en jeu par l’animation d’une substance animale préalablement douée de vie. « L’animal est le laboratoire où la sensibilité, d’inerte qu’elle était, devient active » (à Duclos, du 10 oct. 1765).

La sensibilité, propriété réelle de la matière, n’est pas, en termes philosophiques, un être. Il en est de même de la pensée. « La pensée est le résultat de la sensibilité » (à Duclos, même lettre). Elle n’est pas un « être distinct de l’instrument » (c’est-à-dire du corps), elle est une propriété de l’être organisé (Rêve de d’Alembert).

Il n’est donc au monde aucun être immatériel, aucune intelligence cosmique. L’hypothèse d’un Dieu-Univers (« la seule espèce de dieu qui se conçoive ») est une illusion des spinozistes, que rejette le matérialiste conséquent.

Le monisme de Diderot s’opposait d’abord au dualisme spiritualiste qui inspire l’idéologie religieuse ; affiné par l’opposition à l’idéalisme de Berkeley comme au panthéisme, il ne s’est développé qu’en dépassant le mécanisme, tout en évitant les facilités du vitalisme. Animé d’un sens aigu de la modification dans la durée et de l’interaction combinatoire, il marque la naissance du matérialisme moderne (Lénine, préface de Matérialisme et empiriocriticisme).