Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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décision (suite)

On voit donc que les exigences minimales requises pour qu’un problème de choix ou de décision puisse être traité par ces disciplines praxéologiques s’avèrent relativement fortes. Ce qui a pour conséquence d’écarter ou de simplifier à l’extrême nombre de problèmes de choix concrets qui se posent à une communauté donnée. En fait, l’entreprise et l’armée sont les lieux où ces nouvelles branches connaissent le plus de vogue et semblent donner des résultats positifs. Cela se comprend lorsqu’on sait que ces organisations supposent, plus que d’autres, la constance d’une certaine légitimité proclamée, l’utilisation de la coercition pour l’imposer et un ordre des priorités relativement facile à expliciter. Mais, même dans ce cadre, des critiques importantes se font jour concernant l’utilisation de ces techniques dans une perspective où on commence à s’interroger sur la finalité des entreprises et sur la ou les rationalités qui déterminent leur politique. C’est dire que ces critiques deviennent encore plus appropriées lorsque, prenant l’entreprise pour modèle, on essaie d’appliquer ces disciplines à des communautés locales ou nationales, où il est impossible d’admettre l’existence d’une rationalité unique et où il est difficile d’isoler, de définir et encore plus de mesurer une quelconque utilité. Une notion comme l’utilité collective, destinée en principe à définir et à calculer ce que pourrait être, dans certains problèmes de choix, l’intérêt général ou la décision la plus rationnelle lui correspondant, contient en fait toutes les ambiguïtés liées à ces deux notions d’intérêt général et de rationnel. Soulignons simplement un point important qui explique en partie l’engouement, mais aussi le malaise et le scepticisme, que provoque le développement de ces disciplines.

À partir du moment où apparaît une technologie perfectionnée prétendant introduire la mesure, voire l’évaluation dans les choix politiques et où, corrélativement, naît et se développe une catégorie sociale d’experts seuls capables de manipuler et de traiter ces instruments et les concepts leur correspondant, ce sont les règles et les croyances attachées à l’idée de légitimité d’un pouvoir représentatif qui se trouvent implicitement remises en question. De ce point de vue, les problèmes que soulève l’utilisation de ces techniques sont probablement plus intéressants que les solutions qu’elle croit pouvoir proposer, car ils sont révélateurs de la crise de légitimité que traverse l’époque contemporaine. Ces problèmes rejoignent ceux posés par Galbraith, qui, avec sa notion de « technostructure », reprend en termes nouveaux la question de la technocratie.

C’est dans cette première orientation qu’il faut enfin situer les travaux de Charles E. Lindblom et d’Albert O. Hirschman puisque, tout en critiquant de façon corrosive toute démarche « synoptique » qui pose un objectif a priori et suppose un examen exhaustif des possibles, ils proposent, sinon une méthode, du moins quelques principes permettant d’aboutir à des solutions satisfaisantes. Trois d’entre eux sont à noter : 1o la reconnaissance des rationalités multiples et le plus souvent contradictoires des groupes sociaux, qui interdit toute définition a priori d’un intérêt général ou d’un objectif d’ensemble ; 2o l’atteinte de ces derniers par l’affrontement d’acteurs partisans insérés dans un processus continuel d’ajustement mutuel (« partisan mutual adjustment ») ; 3o la nécessité de tolérer une marge optimale de désordre et de déséquilibre, qui s’avère plus féconde et coordinatrice que la cohérence purement formelle des méthodes « synoptiques ».

Il ne serait pas étonnant de voir de telles idées faire rapidement école en France, au moment où l’exigence d’une planification semble de plus en plus battue en brèche au profit d’un libéralisme rénové. Il n’en reste pas moins que le fondement de la démarche qui transpose directement les postulats de l’économie libérale au système politique tombe sous les critiques adressées habituellement à cette dernière discipline, auxquelles il faut ajouter celles ayant trait à une transposition évacuant la spécificité du politique.


L’orientation cognitive

Le critère le plus immédiat et le plus superficiel qui permet de caractériser les travaux regroupés sous cette appellation est négatif : ils ne cherchent pas — dans un premier temps du moins — à proposer des règles d’action. La décision se présente soit comme objet d’étude, soit comme moyen de compréhension des phénomènes sociaux. De ce fait, chaque auteur ou école définit et plie la décision selon ses propres préoccupations et interrogations. À travers la diversité des branches de la première orientation, il était possible de dégager une question implicite tenant lieu de critère de groupement, celle-ci pouvant s’énoncer ainsi : « Comment — ou est-il possible de — prendre la meilleure décision possible ? » S’il fallait formuler des interrogations générales qui, au-delà d’une grande hétérogénéité, semblent constituer les guides implicites — parfois même explicites — des recherches rassemblées sous cette seconde rubrique, elles s’exprimeraient en ces termes simples : Qui gouverne ? Qu’est-ce que l’État et que peut-il faire ? Qu’est-ce que le pouvoir et quels sont les organismes ou les groupements qui l’exercent ? Et au nom de quoi ? Ces préoccupations, on le voit, sont, elles aussi, loin d’être récentes. La nouveauté résiderait plutôt dans le fait de considérer les décisions, les lois, les réformes, etc., comme les produits, les « outputs », de ces entités — État ou tout organe de gouvernement — dont on cherche à comprendre la nature, les mécanismes et les fondements.

C’est dans ce contexte qu’on peut situer les efforts récents de politicologues comme J. Meynaud, pour qui la décision est un « foyer d’analyse » privilégié. De même, les multiples recherches menées aux États-Unis sur le problème du pouvoir dans les communautés locales visent surtout à cerner la nature de ce pouvoir et les caractéristiques des agents ou des « élites » qui l’exercent. Elles considèrent, elles aussi, le processus de décision et la participation aux décisions comme un moyen d’approche, à telle enseigne qu’on a même parlé de « méthode décisionnelle ».