Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Alexandre Ier (suite)

Sa formation intellectuelle avait encore accru cette faculté de dédoublement : nourri de la philosophie des lumières par son précepteur, le Suisse La Harpe, le jeune prince avait rêvé d’un monde plus conforme à la raison, et il affectait de se dire partisan d’un régime constitutionnel, voire républicain. Mais l’idéologue se doublait d’un réaliste qui comprenait que toute transformation brutale risquait de se traduire par une jacquerie généralisée, et que l’appareil d’État ne pouvait pas fonctionner sans l’adhésion de la noblesse, la seule classe instruite. Un tel programme impliquait une évolution par étapes, où le souverain jugeât seul du calendrier des réformes, car il était en fait fort jaloux d’un pouvoir qu’il parlait sans cesse d’abandonner. D’où les contradictions perpétuelles d’une politique qui devait faire alterner les déclarations d’intention progressistes et la défense de l’ordre existant, au risque de mécontenter tout le monde.

Le règne commença pourtant dans l’enthousiasme : en se plaçant sous le patronage de son « illustre grand-mère », le nouveau tsar rassura les conservateurs exaspérés par l’expérience récente d’une tyrannie sans fard, tandis qu’il rendait l’espoir aux disciples des « lumières » en réunissant un comité officieux d’amis intimes que l’on savait hostiles au servage. La censure se relâcha : l’État encouragea même la diffusion des théories d’Adam Smith, et il peupla de professeurs rationalistes les chaires des universités nouvellement créées avec un statut d’autonomie. Mais l’équivoque ne tarda pas à se dissiper : dès 1804, le tsar laissait la police confisquer tous les exemplaires d’un livre dont il avait pourtant approuvé le manuscrit, l’Essai sur l’éducation d’Ivan Petrovitch Pnine. Les discussions secrètes sur le servage n’aboutirent qu’à l’oukase illusoire de 1803, qui obligeait les seigneurs à laisser une tenure aux paysans en cas d’affranchissement, mais subordonnait la libération des serfs à la libre décision des maîtres.


Le poids de la politique étrangère

La situation extérieure, il est vrai, contribua pour beaucoup à cet avortement. Alexandre espéra d’abord imposer sa médiation entre la France et l’Angleterre, dont il redoutait également les ambitions : Bonaparte menaçait l’influence russe en Allemagne, mais les marchands britanniques dominaient les échanges extérieurs de la Russie au point d’en compromettre l’indépendance économique. Cette politique trop subtile échoua : les deux rivales se passèrent du tsar pour conclure la paix (1802), puis pour reprendre les hostilités (1804). Rejeté vers les coalitions, Alexandre se trouva entraîné dans les défaites de ses alliés (Austerlitz, 1805). Battu encore à Friedland (1807), sans être vaincu définitivement, il tourna son ressentiment contre l’Angleterre et accepta de s’allier à Napoléon (traité de Tilsit, 7 et 9 juillet 1807) : cette sortie honorable lui assurait, au mieux, un condominium sur l’Europe et, au pis, un répit salutaire.

Il le mit à profit pour envisager une réorganisation d’ensemble de l’État : en 1809, il fit rédiger par son favori Mikhaïl Mikhaïlovitch Speranski (1772-1839), conseiller d’État de 1806 à 1812, un projet de Constitution qui confiait le pouvoir législatif à une représentation nationale, sous réserve de la sanction impériale. Malgré ses timidités, ce plan suffit à effrayer la noblesse : bien qu’il maintînt la division de la société en ordres, il prévoyait un régime censitaire qui confondait les privilégiés dans la masse des propriétaires et il prévoyait une réglementation du servage par la loi.

Le 29 mars 1812, Alexandre sacrifia Speranski en l’accusant fallacieusement de haute trahison. À la veille d’un conflit décisif, il jugeait cette concession nécessaire pour calmer le mécontentement de l’opinion : l’adhésion au Blocus continental avait, en effet, lésé les intérêts des propriétaires, privés de leur principal débouché ; les dépenses militaires et le déficit de la balance commerciale avaient relancé l’inflation, réduisant le papier-monnaie au quart de sa valeur nominale. L’écrivain Nikolaï Mikhaïlovitch Karamzine (1766-1826) faisait circuler un pamphlet où il tournait en dérision la manie des réformes qui n’étaient que « poudre aux yeux », puisque l’incurie et la corruption subsistaient ; il s’interrogeait avec angoisse sur la résistance qu’un pays démoralisé pourrait offrir à une invasion.

L’événement devait démentir ces pronostics et rendre au tsar sa popularité perdue. Non sans aléas : si Alexandre reçut à Moscou un accueil triomphal au lendemain de l’attaque napoléonienne, l’abandon et l’incendie de l’ancienne capitale (sept. 1812) ranimèrent les critiques contre un homme que l’on soupçonnait encore de rechercher un compromis avec l’envahisseur, et que l’on taxait à mots couverts de lâcheté parce que, trop conscient de son infériorité en matière de stratégie, il avait quitté l’armée en campagne. Mais la victoire transfigura le personnage : salué comme un libérateur en Allemagne (1813) et même en France (1814), Alexandre put se croire l’arbitre de l’Europe. L’ambiguïté même de son rôle le servait : les uns saluaient celui qui avait imposé une charte aux Bourbons et donné une Constitution à la Pologne restaurée ; les autres admiraient le rédacteur de la Sainte-Alliance (1815), qui fondait la légitimité du pouvoir sur la tradition chrétienne.


Une politique intérieure contradictoire

Dans l’esprit du tsar, influencé par la baronne de Krüdener (1764-1824), ces deux tendances se conciliaient : tout en reniant le rationalisme de sa jeunesse, il avait conservé une religiosité propre au xviiie s., qui réduisait le christianisme à une philosophie morale et sociale, compatible avec la notion de progrès historique. Dans un discours prononcé en 1818 devant la diète de Varsovie, il justifia le régime constitutionnel par l’état de la civilisation en Pologne, et il exprima l’espoir qu’il en serait de même un jour en Russie. Dans une autre marche de l’Empire, les provinces baltes, il affranchit les serfs, sans la terre, il est vrai, ce qui les laissa sous la dépendance effective de leurs anciens seigneurs.