Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

cubisme (suite)

La prééminence de la forme dans l’art, mise en lumière par l’exposition rétrospective de Cézanne en 1907 et la publication de ses lettres à Émile Bernard (« traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône »), se trouve confirmée et accentuée par la découverte de la sculpture nègre. Le retentissement de cet apport nouveau est d’abord perceptible chez les fauves. Derain*, Matisse* achètent des masques et des sculptures qui les inciteront à une stylisation archaïsante, mais ce sont les futurs cubistes qui comprennent le mieux l’intérêt de cette plastique où tout est ramené à des plans fondamentaux joints à arêtes vives. Picasso, déjà célèbre par ses œuvres des périodes « bleue » et « rose », déjà intéressé par un art primitif, celui des sculptures ibériques, comprend aussitôt tout le parti que l’on peut tirer de cette esthétique nouvelle et l’exprime dans un tableau fondamental, les Demoiselles d’Avignon (1907), où l’on peut suivre de la partie gauche à la partie droite le passage de la frontalité ibérique au style abrupt et agressif de l’art nègre, et remarquer l’analyse des formes, qui deviendra un procédé caractéristique du cubisme.

À la fin de 1907, par l’intermédiaire d’Apollinaire* et de Daniel Henry Kahnweiler, qui vient d’ouvrir rue Vignon sa galerie, futur temple du cubisme, Picasso entre en relation avec Braque qui, l’année précédente, a travaillé à l’Estaque, site cézannien entre tous. À partir de 1908, les deux hommes se voient quotidiennement ; leurs discussions, leurs études, leurs confrontations, leur idée (déjà avancée par Cézanne) de ramener la forme aux plans constitutifs de sa surface recevant diversement la lumière vont trouver leur solution dans la décomposition prismatique du paysage traditionnel qu’esquissent Braque à La Roche-Guyon et Picasso à Horta de Ebro. Celui-ci parvient, tout en restant fidèle au plan, à y rappeler les éléments du volume par la juxtaposition des facettes à quoi l’analyse peut ramener le relief. Dans son premier enseignement, la méthode cubiste exige que l’esprit procède d’abord par une décomposition du donné en le ramenant à ses éléments fondamentaux et irréductibles.

Ce cubisme analytique est celui de la première phase cubiste ; entraînés par leur logique, les artistes allègent encore la part de la réalité et de son imprévu en se vouant à la nature morte, où les volumes, souvent réguliers, se prêtent à la grammaire des formes. Celles-ci sont tirées de la nature, mais d’une nature réduite au rôle de point de départ, d’où il est licite de s’éloigner autant qu’on le désire. La rupture de toute attache avec la couleur constituera une étape nouvelle, inaugurera une véritable ascèse requise par ce culte exclusif de la forme. Un chromatisme sourd de beiges, de gris bleutés et de bruns marque ces œuvres, où reviennent en leitmotive guitares, pipes et bouteilles dessinées à l’équerre et au compas. Face au fauvisme, instrument d’expression, le cubisme est aussi un instrument de délectation ; il joue librement de son vocabulaire de lignes, de formes et de couleurs pour en tirer les ressources les plus neuves et les plus autonomes. Le monde visible, ce que le public appelle la réalité, cesse d’être intangible ; l’artiste le disloque, le concasse et, de ces débris épars, il recompose, selon des lois qui ne sont plus celles de la vraisemblance, le tableau, objet gratuit et neuf. Comme la science moderne, il remplace la véracité des apparences par des rapports d’harmonie presque mathématiques : « Il n’est pas nécessaire, écrit Gleizes, que la peinture évoque le souvenir d’un pot à eau, d’une guitare ou d’un verre, mais une série de rapports harmonieux dans un organisme particulier au moyen même du tableau. »

À partir du cubisme, l’œuvre d’art n’est plus livrée sans fin à des impulsions, elle est prise en main par un dogmatisme qui veut trouver en elle son application et même sa démonstration. Il est aisé de reconnaître dans cette démarche la marque de l’époque. Elle se rattache au nouvel esprit que le développement des sciences avait imposé depuis près d’un siècle : on révère, on admire, on imite, fût-ce par un mimétisme inconscient, l’esprit scientifique ; le lyrique compagnon des cubistes, Apollinaire, s’y réfère souvent : « L’art doit étudier scientifiquement [...] l’immense étendue de son domaine. » Juan Gris, l’un des peintres les plus lucides du groupe, admettait d’ailleurs que l’école nouvelle ne pouvait être séparée de la mentalité générale : « Le cubisme doit avoir forcément une corrélation avec toutes les manifestations de la pensée contemporaine. On invente isolément une technique, un procédé, on n’invente pas de toutes pièces un état d’esprit. »

Les intellectuels jouent un rôle important dans l’élaboration de ces doctrines. Le critique Maurice Raynal découvre aux artistes les philosophes de l’absolu. Ainsi, pour Platon, « les sens ne perçoivent que ce qui passe, l’intelligence ce qui demeure » ; pour Malebranche, « la vérité n’est pas dans nos sens, mais dans l’esprit ». Le mathématicien Maurice Princet écrit des textes esthétiques (préface à l’exposition Delaunay-Laurencin, 1912) et montre comment les mathématiques procèdent en se donnant à elles-mêmes leur objet et comment, se fiant au mécanisme de leur enchaînement logique, elles ne reculent devant aucune de ses conséquences, dût-elle heurter l’évidence physique. Chaque écrivain a ses peintres : Cendrars a Delaunay et Léger ; Max Jacob, Picasso ; Reverdy, Braque ; Salmon et Apollinaire, tout le monde.

L’enchaînement audacieux des propositions s’accentue avec les derniers venus au cubisme (les frères Duchamp, La Fresnaye, Léger, Kupka), qui, d’abord réunis à la Closerie des Lilas, puis dans l’atelier des Duchamp à Puteaux, adoptent la formule de la Section d’Or, clef mathématique de l’harmonie dont la rigueur séduit les jeunes artistes. À partir de 1911, tous ceux qui se sont ralliés à l’esthétique cubiste, groupe du Bateau-Lavoir (sans Braque et Picasso) et groupe de Montparnasse-Puteaux, s’imposent par des expositions retentissantes au Salon des indépendants, puis au Salon d’automne.