Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

critique (suite)

En invitant ainsi la critique à retrouver la « patrie intérieure » de chaque artiste, Proust a ouvert la voie à tout un courant de la critique moderne, qui s’applique à déceler les thèmes fondamentaux d’un ensemble d’œuvres pour recréer les composantes d’une personnalité d’écrivain, pour dévoiler les ressorts secrets de la création : critique thématique et critique existentielle, loin, désormais, de prétendre contribuer à la fondation d’une science de l’homme encore à faire, s’appuient au contraire sur les développements modernes de cette science, et en particulier sur la psychanalyse, pour la faire servir à une meilleure compréhension de l’œuvre littéraire. Rien d’étonnant, dès lors, si ce sont des philosophes qui ont le plus contribué à orienter la critique contemporaine dans cette direction. Jean-Paul Sartre* applique à la littérature les principes d’une « psychanalyse existentielle » qu’il a définie dans les derniers chapitres de l’Être et le Néant (1943). Dans une phrase qui, curieusement, rappelle Sainte-Beuve, il affirme qu’« il n’est pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur ». Il traite donc les œuvres comme révélatrices d’un projet, d’un « choix originel », en fonction duquel s’ordonnent l’ensemble d’une existence et l’ensemble d’une création littéraire : celles de Baudelaire, de Genet, de Flaubert. Dans une perspective différente, Gaston Bachelard* emploie la psychanalyse à l’étude de l’imagination poétique, non plus chez un artiste particulier, mais globalement, dans ses rapports avec l’univers entier saisi dans ses différents éléments : le feu, l’eau, l’air et la terre (la Psychanalyse du feu, 1938 ; l’Eau et les rêves, 1942 ; l’Air et les songes, 1943 ; la Terre et les rêveries de la volonté et la Terre et les rêveries du repos, 1948). Il cherche comment l’imagination « forme des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité ». L’image poétique n’est ni un ornement, ni une copie. Il faut saisir en elle une transfiguration du monde élémentaire.

Appuyée sur ce double enseignement de Sartre et de Bachelard — aux côtés desquels il faudrait citer aussi Marcel Raymond (De Baudelaire au surréalisme, 1933) et Albert Béguin (1901-1957) [l’Âme romantique et le rêve, 1937] —, toute une critique s’est développée depuis une trentaine d’années, critique que l’on a bien tardivement et bien abusivement qualifiée de « nouvelle ». Elle explore l’œuvre soit pour tenter de découvrir l’intention cachée qui l’a fait naître (les travaux de Georges Blin sur Baudelaire et sur Stendhal), soit pour atteindre, par sympathie et identification profondes, l’aventure spirituelle qu’elle révèle et recouvre à la fois (les différents essais de Georges Poulet), ou encore pour retrouver en elle le système de relations immédiates qu’un écrivain entretient avec le monde (univers de sensations inséparable d’univers imaginaires que Jean-Pierre Richard s’est appliqué à décrire chez Mallarmé ainsi que chez d’autres poètes et romanciers modernes), ou bien enfin pour faire servir les enseignements de la psychanalyse à une enquête systématique qui fasse apparaître sa structure matérielle et concrète (les travaux de Jean Starobinski sur Jean-Jacques Rousseau et ceux de Jean Rousset sur les « structures littéraires »). La rigueur de cette « critique des profondeurs » est souvent contestée, en raison surtout des interprétations et des applications caricaturales qu’en proposent des essayistes maladroits. Soucieux d’utiliser plus sérieusement les méthodes de la psychanalyse, Charles Mauron (1899-1966) se sépare à la fois de ceux qui cherchent à « rattacher l’ensemble d’une œuvre à un accident biographique plus ou moins futile » et de ceux qui « déracinent la vie imaginaire d’un écrivain » pour « la réordonner en fonction d’une pensée consciente ». Dans ses travaux, principalement consacrés à Racine, à Mallarmé et à Baudelaire, le fondateur de la « psychocritique » s’est attaché à définir, en relevant les « métaphores obsédantes », ce qu’il appelle le « mythe personnel » de ces poètes pour mettre en lumière la part de l’inconscient dans la création littéraire.

Si Mauron souligne les insuffisances d’une critique existentielle et thématique pour poursuivre avec plus de rigueur une exploration qui va dans le même sens, d’autres ont, au contraire, voulu rompre avec une critique pour qui la littérature est essentiellement une « forme de l’humain ». Car, paradoxalement, ces « nouveaux » critiques, qui se sont opposés à une tradition trop soucieuse, à leurs yeux, d’étudier l’homme et l’œuvre, s’exposent à leur tour à la même accusation. Ils se sont insurgés (non sans exagérer jusqu’à la caricature les traits d’une critique dite « universitaire ») contre la méthode lansonienne, qui s’emploie à remonter de l’homme à l’œuvre comme d’une cause à un effet, biographie, lectures, sources, influences constituant les différents éléments de cette cause. En face d’une critique explicative, héritière de l’ambition de Taine*, qui prétendait trouver les causes de l’œuvre dans la race, le moment et le milieu, ils ont voulu pratiquer une critique compréhensive : saisir intérieurement les intentions d’une œuvre, en épouser la visée, la décrire en profondeur et suivre les mouvements de l’imagination créatrice. Et voici de « nouveaux nouveaux critiques » qui condamnent cette critique phénoménologique comme entachée d’« humanisme » : elle ne s’intéresserait pas assez aux caractères exclusivement littéraires des œuvres et, en un sens, tomberait sous le coup du reproche, que le jeune Lanson faisait à Sainte-Beuve, d’avoir « employé les œuvres à constituer des biographies ».

Tant il est vrai que l’exigence de pureté et de rigueur scientifique ne cesse de donner mauvaise conscience à ces curieux savants dont l’objet d’étude est la littérature. Voici soixante ans, les méthodes de l’histoire, telles que les avaient définies Charles Langlois et Charles Seignobos, semblaient pouvoir fournir l’instrument dont rêvaient les spécialistes des études littéraires pour échapper à la fois au dogmatisme et à l’impressionnisme. Gustave Lanson (1857-1934) publiait en 1911, dans le recueil d’Émile Borel De la méthode dans les sciences, une définition de la Méthode de l’histoire littéraire. Il y résumait son activité de chercheur en des termes qu’il croyait rigoureusement scientifiques : « Nos opérations principales consistent à connaître les textes littéraires, à les comparer pour distinguer l’individuel du collectif et l’original du traditionnel, à les grouper par genres, écoles et mouvements. » Aujourd’hui, une autre science humaine, la linguistique, occupe le devant de la scène. C’est en s’inspirant de ses méthodes que de nouveaux savants en littérature essayent de fonder une critique présentée comme plus rigoureuse et plus « pure ». Mais, alors que Lanson considérait sa tâche d’historien comme distincte de celle du critique et destinée à préparer une meilleure critique, les adeptes d’une moderne « science de la littérature » considèrent volontiers que leur champ d’enquête recouvre toute la critique possible et que tout le reste n’est que littérature.