Crane (Hart) (suite)
The Bridge (le Pont), commencé en 1923, achevé en 1928 à Paris, chez les Crosby, est publié à Paris (Black Sun Press) en 1930. Il est généralement considéré comme le poème le plus important de Crane. L’auteur en parle comme de son opus magnum : « une épopée », une « Énéide américaine », destinée à réfuter The Waste Land de T. S. Eliot et à réconcilier l’Amérique et la poésie. « Si la poésie, écrit-il, ne peut pas absorber la machine, c’est-à-dire l’acclimater aussi naturellement que les arbres, les animaux et les châteaux, alors la poésie manque à son rôle contemporain. » Comme Blanches Constructions, le Pont symbolise la spiritualité de la civilisation industrielle. Comme la mouette, le pont est envol et immobilité, liberté et nécessité. Dans cette « épopée de la conscience américaine », Hart Crane réunit les grandes figures de la mythologie nationale : Christophe Colomb, Cortès, Pocahontas, Rip Van Winkle, Poe, Melville. Avec un optimisme whitmanien un peu forcé, Crane voit dans la machine, l’avion, la guerre même des facteurs de renaissance spirituelle. La dernière partie du poème « Atlantide » chante l’apothéose du pont, gage de l’amour divin. Mais l’avant-dernière partie, intitulée « le Tunnel », oppose au symbolisme aérien du pont l’image souterraine du tunnel, où Crane s’entrevoit sous les traits d’Edgar Poe, le poète maudit.
Effectivement, Crane ne peut réconcilier son inspiration et la réalité américaine. Il se réfugie dans les îles, puis au Mexique. Les poèmes de Key West : an Island Sheaf résonnent comme un adieu à la civilisation moderne. En avril 1932, revenant en bateau du Mexique aux États-Unis, Hart Crane se suicide en se jetant dans la mer des Caraïbes. Son dernier poème, The Broken Tower (la Tour brisée), rompt avec le symbolisme industriel du pont pour revenir à celui de la chapelle, une chapelle à tout jamais brisée. La tentative de Crane pour réconcilier la civilisation et la poésie aboutit à un tragique échec. En voulant être le Whitman du monde moderne, alors qu’il en était plutôt par nature le Poe, Hart Crane a forcé son génie lyrique et s’est fourvoyé dans l’épique. Même ainsi dénaturée par des ambitions spirituelles, voire messianiques, l’œuvre, par l’intensité de l’imagination, la qualité du rythme, la puissance stimulante du langage, fait de Hart Crane l’un des plus grands poètes lyriques des temps modernes.
J. C.
A. Tate, Collected Essays (Denver, 1959). / M. L. Rosenthal, The Modern Poets (New York, 1960). / S. Hazo, Hart Crane (New York, 1963). / V. Quinn, Hart Crane (New York, 1963). / J. Guignet, l’Univers poétique de Hart Crane (Lettres modernes, 1965). / M. K. Spears, Hart Crane (Minneapolis, 1965).