Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cosaques (suite)

Malgré ces inconvénients mineurs, les rois de Pologne et les tsars tolérèrent jusqu’au milieu du xviie s. la quasi-indépendance des Zaporogues et des Cosaques du Don, qui couvraient leurs frontières du côté des Tatars et des Turcs : non contents de lancer des raids sur la Crimée, les Cosaques, montés sur des embarcations légères, allaient ravager les côtes ottomanes de la mer Noire. Tout en désavouant au besoin les initiatives intempestives de ces francs-tireurs quand elles risquaient d’entraîner une guerre avec la Porte, comme ce fut le cas lorsque les Cosaques du Don occupèrent Azov (1637-1642), le gouvernement moscovite appréciait un effort de guerre qui ne lui coûtait que quelques fournitures de céréales. Il sut également utiliser le dynamisme de ces pionniers sur la frontière orientale : sous la conduite du légendaire Iermak († 1585), un détachement de Cosaques amorça en 1581 la conquête de la Sibérie.

Les rois de Pologne se méfiaient davantage de leurs propres Cosaques, dont l’attachement à l’orthodoxie faisait suspecter la fidélité : ils en restreignirent progressivement le nombre, en ne reconnaissant cette qualité qu’à la minorité dont les noms seraient consignés sur un registre. Les Ukrainiens répondirent par la révolte : en 1648, Bogdan Khmelnitski (1595-1657) s’enfuit chez les Zaporogues, se fit élire ataman et souleva toute l’Ukraine. Après l’échec d’une tentative de compromis avec la Pologne, il proposa la réunion à la Russie devant la rada (« diète ») de Pereïaslav (1654) : le tsar accepta en s’engageant à maintenir les institutions existantes.

Cette promesse ne devait pas être tenue : l’absolutisme tsariste ne pouvait pas s’accommoder longtemps de l’autonomie, et, dès la fin du xviie s., le pouvoir nomma les autorités locales, aussi bien en Ukraine que dans le Don. Non sans réactions : en 1708, le Cosaque du Don Kondrati Afanassevitch Boulavine (v. 1660-1708) renversa l’ataman légal et souleva ses compatriotes pour affirmer leur droit d’accueillir des fugitifs en dépit de l’interdiction du tsar ; la même année, l’hetman d’Ukraine Ivan Stepanovitch Mazeppa (1644-1709) trahit la confiance de Pierre le Grand en prenant le parti de Charles XII et, s’il fut peu suivi par ses administrés, il entraîna les Zaporogues, qui devaient rester en dissidence jusqu’en 1734.

Gouvernée en fait de Saint-Pétersbourg par le collège de Petite-Russie, l’Ukraine devait conserver un fantôme d’hetman jusqu’en 1764 ; l’année suivante, la division du pays en « régiments » disparut, effaçant la dernière trace du passé cosaque dans cette région. En 1775 vint le tour des Zaporogues, dont la fonction guerrière n’avait plus d’objet depuis que l’Empire avait atteint les rives de la mer Noire et imposé son protectorat au khānat de Crimée : dispersés par la force, les Zaporogues devaient être regroupés en 1792 sur les rives du Kouban pour défendre la frontière contre les montagnards du Caucase.

Plus encore que la nécessité de la centralisation, la crainte d’un danger social expliquait l’hostilité de l’État contre les libertés des Cosaques. La présence de ceux-ci encourageait les serfs à déguerpir et les dissidents religieux à chercher refuge dans les confins : après le schisme du milieu du xviie s. (raskol), beaucoup de vieux-croyants s’enfuirent chez les Cosaques du Don, où leur secte fit tant d’adeptes que le pays faillit se soulever vers 1688 pour la défense de la vraie foi. Aussi interdit-on dès la fin du xviie s. l’admission de nouveaux membres dans les communautés cosaques.

Le danger n’était pas purement local : les jacqueries endémiques pouvaient se transformer en soulèvement généralisé sous l’effet du détonateur cosaque. Pendant le « temps des troubles » (1605-1613), les Cosaques se rallièrent d’enthousiasme aux usurpateurs successifs et ne changèrent de camp qu’après l’intervention ouverte des Polonais. En 1670, Stenka Razine (v. 1630-1671) réussit à entraîner les Cosaques pauvres du Don dans une expédition qui balaya tout le bassin inférieur de la Volga : battu l’année suivante par les troupes tsaristes, le rebelle fut livré par les riches Cosaques restés fidèles. Enfin, la plus redoutable insurrection paysanne de l’histoire russe (1773-74), la révolte de Iemelian Ivanovitch Pougatchev (v. 1742-1775), sortit également d’un soulèvement cosaque sur les bords du fleuve Iaik (Oural) pour protester contre les abus des autorités locales et les atteintes à l’autonomie.

Mais ce fut la dernière fois que les Cosaques menacèrent l’ordre établi. En légalisant l’existence du servage dans le Don, le gouvernement réussit à rallier les chefs, qui se fondirent dans la noblesse russe. L’immigration progressive de colons ukrainiens réduisit la population cosaque à une minorité fière de sa supériorité sur le khokhol, terme méprisant qui équivalait à notre « péquenot ». Le pouvoir sut flatter cet orgueil de caste en plaçant le tsarévitch à la tête des troupes cosaques et en garantissant à chaque Cosaque un lot de terre très supérieur à la moyenne.

Le service fut régularisé : une loi de 1875 astreignit les Cosaques à vingt ans de service actif à partir de dix-huit ans, mais la présence effective sous les drapeaux se réduisait à quatre années, suivies de périodes annuelles de réserve. Le soldat fournissait son cheval, et les régiments de cavalerie cosaque conservaient leur tactique en ordre dispersé pour semer la panique sur les arrières de l’ennemi : ces particularités contribuaient à entretenir le mythe de la fidélité à la tradition du libre guerrier.

En fait, les Cosaques étaient devenus une troupe loyale cantonnée aux frontières. Au début du xxe s., on comptait onze voïska (« armées »), d’importance très inégale, car le système avait été étendu tardivement à la Sibérie orientale. Les avis demeuraient partagés sur la valeur guerrière des Cosaques, car ceux-ci avaient conservé du passé une certaine propension au pillage et un dédain de la tactique que l’esprit d’initiative individuelle ne parvenait pas toujours à compenser. Leur célébrité en Occident data de la campagne de Russie (1812), où leurs raids firent merveille contre les troupes napoléoniennes en retraite, mais le spectacle de leur bivouac sur les Champs-Élysées (1814) accrédita la légende du gendarme barbare prêt à fondre sur l’Europe, selon la célèbre boutade de Napoléon, qui déclarait à Sainte-Hélène : « Avant dix ans toute l’Europe peut être cosaque ou toute en république. »

Ce rôle de gendarmes, les Cosaques le jouèrent effectivement, mais à l’intérieur, à partir du moment où le mouvement ouvrier russe parut menacer l’ordre social : grévistes et manifestants furent dispersés à coups de nagaïka, fouet manié sans douceur par les cavaliers cosaques.