Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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corps (image du) (suite)

Que signifie ce phénomène ? S’il existe une perception d’un membre indépendante des données sensorielles au point de persister en l’absence de ces données, c’est bien qu’un modèle, un schéma corporel existe, certes lié aux sensations mais en même temps émancipé et autonome. Qui plus est, ce que nous connaissons du membre fantôme nous permet de conclure que ce schéma corporel n’est pas une donnée a priori de l’organisation nerveuse, mais quelque chose qui a dû s’établir, se construire dans une genèse d’ailleurs relativement lente. En partant des études statistiques de W. Riese (1928), François Gantheret montre qu’il n’est jamais de membre fantôme consécutif à une amputation pratiquée avant l’âge de 5 ou 6 ans, et que par conséquent, avant cet âge, il est probable que le schéma corporel est encore très dépendant des données sensorielles, et que ce n’est qu’après cet âge qu’il s’établit comme réalité indépendante et autonome.

Cette notion de schéma corporel est fondamentale pour toute compréhension des fonctions perceptives et praxiques ainsi que de la pathologie qui s’y rattache. On peut penser que tout ce qui est de l’ordre de l’orientation spatio-temporelle, de la latéralisation, de la coordination motrice repose sur l’existence et le fonctionnement de ce schéma corporel. Mais tout un autre courant de pensée, une autre direction de recherche, fait apparaître une présence du corps dans la vie psychique d’une tout autre façon : il s’agit de la psychanalyse. Nous allons maintenant aborder cette question du corps dans la psychanalyse, et le concept d’image du corps auquel elle a donné naissance, avant de confronter les deux concepts et de tenter de comprendre le sens de leur dualité.


Le corps dans la psychanalyse et le concept d’image du corps

Freud, on le sait, était médecin, et, jusqu’en 1885, date de son départ pour Paris dans le dessein d’y suivre l’enseignement de J. M. Charcot, il avait été très préoccupé de neuropathologie. C’est dire que, pour lui, le corps est d’emblée très présent ; et, dix ans plus tard, il élabore son premier travail théorique sur le fonctionnement de l’appareil psychique, l’Esquisse d’une psychologie scientifique. C’est en termes de neurones et de quantités d’énergie nerveuse que Freud tente alors de rendre compte de la perception, de la mémoire, de la pensée, de l’affectivité et même déjà du rêve. D’ailleurs, pour lui à cette époque, la recherche qu’il poursuit se confond dans une certaine mesure avec une recherche biologique.

Mais cette position va très rapidement évoluer dans l’œuvre de Freud : trois ans plus tard, dans la lettre à Wilhelm Fliess du 7 août 1901, à propos d’un projet de travail commun sur la bisexualité, il écrit : « En ce cas [de collaboration], la partie anatomie-biologie, si restreinte chez moi, s’élargirait, et je me réserverais d’étudier l’aspect psychique de la bisexualité humaine. »

Une évolution semblable, quoique plus lente, est perceptible dans le mouvement même de la théorie : ainsi de la théorie des pulsions. On sait que Freud fait reposer l’ensemble de la théorie psychanalytique sur l’existence de pulsions ayant un but et visant un objet. Le fonctionnement psychique est essentiellement conçu en termes de conflit, soit entre ces pulsions elles-mêmes, soit entre ces pulsions et la réalité, dans la mesure où celle-ci s’oppose à la satisfaction du but pulsionnel. La « première théorie » des pulsions oppose deux grands groupes.

1. Pulsions d’autoconservation - pulsions sexuelles. Les premières visent à la conservation de l’individu et à la satisfaction de ses besoins vitaux : ainsi la faim ou la soif ; il s’agit donc des besoins du corps biologique (elles seront par la suite appelées pulsions du moi). Les secondes visent à la conservation de l’espèce ; elles sont d’abord multiples et dispersées, puis s’unifient pour se mettre au service de la reproduction. Avec Pour introduire le narcissisme (1914), la théorie des pulsions subit une modification : le premier terme en reste inchangé, le second se dédouble :

2. Pulsions d’autoconservation (pulsions du moi) - libido d’objet - libido du moi.
Ce dédoublement table sur le fait que l’énergie psychique sexuelle (libido) peut trouver à s’investir soit dans un objet extérieur au sujet, soit sur le moi, dans le narcissisme. Mais ce qui frappe dans les travaux de Freud, c’est que cette distinction pulsions d’autoconservation-pulsions sexuelles n’est guère maintenue qu’en théorie. En réalité, chaque fois qu’il est question de rendre compte du conflit, c’est la seconde opposition libido d’objet - libido du moi qui fonctionne. Le champ de la psychanalyse, champ de la sexualité et du fantasme, s’établit résolument du côté des pulsions sexuelles ; et dans la dernière formulation de la théorie des pulsions :

3. Pulsions de vie - pulsions de mort. Les pulsions d’autoconservation, les besoins du corps biologique ont totalement disparu. Freud hésite, dans un premier temps, et est tenté de les placer du côté des pulsions de mort, puis les considère comme un cas particulier de la libido du moi et les range dans les pulsions de vie. Mais il est évident, du même coup, qu’il n’est plus question des besoins du corps réel, mais bien du corps dans le fantasme.

On pourrait dire que cette évolution de la théorie psychanalytique, abandonnant le corps biologique pour ne considérer que le corps dans le fantasme, était inscrite dès le début de son élaboration. Déjà dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique, c’était d’un « drôle de corps » qu’il était question. Si l’on considère que Freud était un neurophysiologiste éminent et que la neurophysiologie de l’époque était loin d’en être à ses balbutiements, les constructions de l’Esquisse à propos des systèmes de neurones apparaissent comme des fantaisies difficilement soutenables : à moins d’y voir une sorte de représentation (au sens de représentation théâtrale) des phénomènes psychologiques découverts par Freud en termes et dans une mise en scène neurophysiologiques. Nous aurons à nous demander si cette représentation est pure « image » stylistique, façon de parler, ou si la théorie freudienne ne révèle pas là, dans sa constitution plus peut-être que dans son contenu, le mouvement même de la constitution de l’image du corps.