compagnonnage (suite)
Le compagnonnage ne comprenait, en principe, que des membres « actifs ». Lorsque l’ouvrier rentrait de son tour de France ou se mariait, ou s’établissait, il « remerciait » sa société dans une nouvelle cérémonie et prenait rang parmi les « retirés » ou « anciens » ; sans perdre le contact, il ne participait plus que par exception à la vie commune. Ce rite est aujourd’hui abandonné, et les compagnons de tout âge participent à la vie commune.
Les foyers de la vie des compagnons étaient la « chambre », ou « cayenne », tenue par la « mère », dont le nom seul désignait aussi le foyer lui-même : on allait « chez la mère ». Initiées, elles aussi, suivant des rites particuliers, les mères étaient les autorités les plus stables des compagnonnages ; elles avaient droit à des égards sévèrement défendus. Les chefs des « chambres » étaient élus suivant des modalités variées, normalement pour un an. Chaque chambre jouissait d’une autonomie à peu près totale, suivant des coutumes fort souples, à l’intérieur de trois rites : le rite de maître Jacques et celui de Soubise dans le Devoir, et le rite de Salomon dans le Devoir de liberté.
Les compagnons qui faisaient leur tour de France passaient un temps plus ou moins long dans les cayennes ; ils y trouvaient toujours, outre le « premier compagnon » (jadis parfois capitaine), le « rouleur », ou « rôleur », qui avait charge de faire embaucher l’« arrivant ». Une stricte discipline et une foule de rites, même pour des gestes quotidiens, étaient imposés à tous les résidents. Jamais il n’était fait appel à la justice pour des querelles entre « frères ». Un langage ésotérique contribuait à assurer leur cohésion. Les compagnonnages étaient et sont toujours des ordres.
On n’y entrait et on n’y entre encore que sous des conditions et morales et techniques. Les compagnons furent toujours très stricts sur la probité. Ils ont toujours fait une règle essentielle de l’entraide. La fraternité est aussi bien assurée, sinon mieux, entre compagnons qu’entre les membres d’une même famille, et c’est là un des secrets de l’indéracinable continuité du compagnonnage. Du point de vue professionnel, la valeur technique des compagnons, partout reconnue, fait d’eux des ouvriers exceptionnels, capables de réalisations manuelles les plus rares.
Le compagnonnage a imprimé à la vie professionnelle des caractères particuliers. Autrefois, dans les régions où les compagnons étaient en accord avec les maîtres, l’embauchage consistait en des rites d’un formalisme précis ; il en était de même pour le « lever d’acquit », la sortie d’atelier. Un maître ne pouvait prendre à la fois que des ouvriers d’un même rite. De même qu’ils avaient monopolisé l’embauchage, les compagnons avaient presque partout imposé leurs conditions à la marche des ateliers. Il fut tout à fait courant que des ouvriers interdisent, « damnent », un atelier, une « boutique », une ville même : on cite plusieurs villes privées, au xviie et au xviiie s., du nombre normal des ouvriers de telle ou telle profession. Avant-garde du monde ouvrier, les compagnons devaient fatalement se trouver en contradiction avec les syndicats, animés d’un esprit très différent du leur.
Longtemps, par souci du secret, ils ne disposèrent pas de règlements. Presque tous illettrés jusqu’à des temps proches de nous, ils n’ont peut-être commencé à rédiger de statuts qu’au xviiie s. Mais la « loi », couverte par le secret, rigoureusement imposé, protégeait contre les indiscrétions les textes et les registres.
À travers d’incessantes vicissitudes, surmontées à la fois par le sentiment profond de leur fraternité, de leur supériorité technique, de l’orgueil d’appartenir à une élite, les compagnonnages, délibérément limités en nombre, se maintiennent toujours.
E. C.
➙ Ouvrière (question) / Syndicalisme.
A. Perdiguier, Mémoires d’un compagnon (Duchamp, Genève, 1854 ; 2 vol. ; nouv. éd., Union gén. d’éd., 1964). / E. Levasseur, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France (Guillaumin, 1876 ; nouv. éd., A. Rousseau, 1900-1901 ; 2 vol.). / Office du travail, les Associations professionnelles ouvrières (Berger-Levrault, 1899-1901 ; 2 vol.). / G. Martin, les Associations ouvrières au xviiie siècle (A. Rousseau, 1900). / E. Martin-Saint-Léon, le Compagnonnage (A. Colin, 1901). / R. Dautry, Compagnonnage (Plon, 1951). / A. Boyer, le Tour de France d’un compagnon du Devoir (Libr. des compagnons, 1957). / L. Benoist, le Compagnonnage et les métiers (P. U. F., coll. « Que sais-je ? », 1966 ; 2e éd., 1971). / E. Coornaert, les Compagnonnages en France du Moyen Âge à nos jours (Éd. ouvrières, 1966 ; nouv. éd., 1970).