Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

comédien (suite)

Le comédien et le marché

C’est un fait objectif, mais nullement nécessaire que les sociétés libérales aient succédé dans le temps aux sociétés monarchiques, en Occident du moins. Mais la rupture entre les deux systèmes humains implique précisément des changements et des variations complexes, souvent invisibles pour ceux qui se contentent d’examiner des enchaînements dans la durée. À cet égard, la frontière qui sépare l’« Ancien Régime » français du xixe s. est significative : on passe, au cours d’une rupture violente, d’un état où le comédien dépend du pouvoir et de la discrétion financière du roi à un autre état où le comédien, réduit à lui-même, ne dépend que de sa réussite devant un public. La subite immersion du théâtre dans le marché du spectacle constitue un choc dont peu d’acteurs se sont relevés.

Il faut ainsi interpréter le fait que les comédiens-français n’aient rien compris aux changements qui surviennent en France à partir de 1789, que, peu à peu, ils se soient enfermés dans une hostilité, puis une opposition grandissante. Le « service du roi » leur est retiré avec leur privilège. Certes, la concurrence qui les oppose aux salles « libérées » est faible, et la révolution n’est pas une période de création dramatique puissante. Mais il s’agit de quelque chose de plus profond : la protection du roi ou des grands seigneurs permettait de ne pas tenir compte des réactions du public urbain, voire de représenter des pièces non conformistes ou frondeuses (ce fut le cas de Beaumarchais). L’affrontement direct avec un public non formé, non constitué, fluide, soumis à des émotions collectives, travaillé par des idéologies complexes pose de tout autres problèmes.

Un seul acteur a réussi complètement cette métamorphose et traversé, sans les esquiver, toutes les étapes menant du type de comédien propre aux sociétés monarchiques au type de comédien vendant sa substance esthétique sur un marché, et c’est Talma (1763-1826). Rompant avec les comédiens-français, attachés au « privilège du roi », ne trouve-t-il pas durant la Révolution française l’audience du public ? Audience politique d’abord, mais qui, après les aventures de l’Empire (où il devient un acteur officiel), fait de lui une marchandise vendue avec succès sur le « marché du théâtre ». Vingt années — la carrière de Talma — consacrent ce changement décisif...

Rachel, Frédérick Lemaître, Joanny, Lafon, Marie Dorval, Sarah Bernhardt, la Duse illustrent cette transformation : l’acteur ne représente pas seulement en scène des types humains imaginaires, dans la vie il incarne un certain rôle qui prolonge le théâtre en assurant sa survie. Produit vendable sur un marché, marchandise lui-même, il lui est désormais nécessaire d’attirer et de séduire, d’être à soi-même sa propre « image de marque ». On mesure le danger : prisonnier de l’image qu’il veut imposer et du type qui le rend « vendable », l’acteur limite par là ses possibilités. Il investit une personnalité seconde dans les personnages qu’il représente.

Ce grossissement de la personnalité seconde caractérise la vie et souvent aussi le jeu des comédiens dans les sociétés libérales. À l’image de la personne anonyme mais consciente de soi définie en fin de compte par les comédiens serviteurs des monarques, l’acteur impose le mythe de sa personnalité débordante, dispendieuse, hors du commun, riche en passions, en aventures anarchiques.


Le serviteur d’un art

Certes, les choses ne changent pas simplement. Parce que les sociétés industrielles modernes succèdent aux sociétés libérales, les traits composant l’ancien statut de l’acteur continuent à s’imposer. Plus encore, les techniques nouvelles de diffusion, les mass media (cinéma, télévision, radio, etc.) accentuent inévitablement le processus de mythification de la personnalité.

Il faut cependant remarquer que le personnage de la vedette n’est pas seulement un acteur gonflé : comme le note Edgar Morin, la représentation dispersée en image suppose une consommation collective et massive de substance existentielle ; le public le plus large participe symboliquement, à travers les passions et les émotions suggérées par un visage universellement connu, à des émotions et à des passions qui seraient sans cela inconnues et inaccessibles.

Le comédien devenu « vedette » n’assure plus seulement la vente de sa propre marchandise, il ne circule pas seulement d’œuvres en œuvres (films ou pièces) en transportant à bout de bras son personnage comme un masque immuable. Il détient un pouvoir de médiation entre un univers imaginaire où toutes les passions sont possibles et l’existence rétrécie d’individus non privilégiés.

En ce sens, la société industrielle a accentué un trait de la société libérale, mais elle a entraîné également un changement qualitatif important : elle l’a enraciné plus profondément dans la trame de la vie collective.

Un autre changement, par ailleurs, se produit, imprévisible celui-là et qui fait du comédien, au plein sens du mot, un créateur esthétique original, soit qu’il se fasse lui-même metteur en scène (Stanislavski, Copeau, Dullin, Vilar, etc.), soit qu’il se donne pour l’exclusif serviteur d’un art. Là, sans doute, le changement économique qui explique ceci explique cela : parce que l’art en tant que tel peut devenir « vendable » en raison même de l’attrait qu’il exerce sur de nouveaux publics issus de classes jusque-là étrangères au théâtre — classes moyennes, ouvrières parfois —, il peut donc se purifier assez pour éliminer tous les éléments seconds ou superficiels. Certes, Shakespeare ou Molière étaient à la fois des acteurs et des créateurs, mais, en tant que comédiens ou auteurs, ils ne prétendaient pas servir exclusivement une valeur artistique absolue. La seule justification de Jean Vilar, de J.-L. Barrault, de Peter Brook réside dans cette allégeance exclusive, lors même qu’elle se masque sous des idéologies politiques diverses inséparables de la conscience collective des sociétés industrielles et contemporaines.