Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Colombie (suite)

1930-1948

Les conservateurs ne perdent le pouvoir que parce qu’ils sont divisés ; le passage au pouvoir d’un parti puis de l’autre ne s’est jamais fait selon un autre processus (1886, 1930, 1946) ; jamais un parti d’opposition n’a conquis électoralement le pouvoir ; le processus de la coalition entre une faction du parti en place et l’opposition est le seul qui fonctionne.

En 1930, les conservateurs, usés par le pouvoir, ne sont pas fâchés de laisser les libéraux, régénérés par Rafael Uribe et imprégnés de socialisme, faire face à l’inflation et à la détérioration du niveau de vie. Un gouvernement bipartite (libéraux et conservateurs dissidents) n’hésite pas à employer la violence : les libéraux, minoritaires dans le pays, s’imposent par la terreur en province. Cette violence endémique n’empêche pas les politicologues de saluer la passation pacifique de la présidence comme la preuve de la perfection du système constitutionnel. Il est vrai que les libéraux gouvernent dans la continuité et que la vie politique reste dominée par les alliances et les fiefs des grandes familles de Bogotá, Santander, Boyacá, Medellín.

Alfonso López Pumarejo (président de 1934 à 1938), à l’imitation du « New Deal » rooseveltien, lance « la révolution en marche » pour liquider les obstacles aux progrès de la nation ; le bilan de son action est assez maigre, car il se heurte à la vigoureuse résistance de son propre parti. De cette époque datent pourtant le premier syndicalisme colombien et les premières luttes agraires sous l’impulsion de Jorge Eliecer Gaitán (1903-1948).

En 1938, « la révolution en marche » est mise en veilleuse par le libéral modéré Eduardo Santos (président de 1938 à 1942). La seconde présidence de López (1942-1945) sanctionne l’échec du réformisme puisque le soulèvement militaire de 1944 entraîne, par contrecoup, son départ, exigé par son propre parti.

La radicalisation du libéral Gaitán fournit aux conservateurs l’occasion de revenir au pouvoir ; Gaitán, avocat marxisant, populaire dans les milieux paysans et ouvriers, présente sa candidature aux élections de 1946 contre celle du candidat de son parti, et le candidat conservateur Mariano Ospina Pérez bénéficie de cette scission. Mais, après les élections, la majorité des libéraux rallient Gaitán, dont la popularité menace sérieusement le système bipartite colombien. Le « gaitanisme » est un mouvement irrésistible, lié à la personnalité d’un homme : il mourra avec lui. On a pu dire de Gaitán qu’il possédait un charisme messianique et que les masses s’identifiaient à lui. Sans programme — il disait : « Je ne suis pas un homme, je suis le peuple » —, il précipitait dans la vie politique les ruraux et les plèbes urbaines jusque-là soumis aux règles du « caciquisme ». Mais il partageait avec les autres leaders populistes — on songe à Perón — une ambiguïté fondamentale qui les a condamnés trop souvent à l’échec.

Les conservateurs, menacés par le « gaitanisme » montant, majoritaire au parlement, emploient la violence, qui culmine avec l’assassinat de Gaitán, le 9 avril 1948. Le désespoir des masses devant ce crime provoque une insurrection spontanée à Bogotá et dans les grandes villes.


1948-1958 : la crise

L’assassinat de Gaitán n’est qu’un début, et rapidement l’on peut croire que la Colombie va disparaître dans une orgie de sang. Les conservateurs déchaînent une répression à laquelle les paysans répondent par une guérilla spontanée, jamais complètement éteinte depuis. Les atrocités commises par les diverses polices ne font qu’aggraver la situation, et il faut avoir recours au coup d’État militaire (il n’y en avait eu qu’un dans toute l’histoire colombienne) pour sortir de l’impasse. Le général Gustavo Rojas Pinilla (1900-1975), soutenu par l’armée — qui participe sans plaisir à la contre-guérilla —, par les conservateurs modérés et par le parti libéral, gouverne de 1953 à 1957. Rojas réussit à ramener une paix relative, mais s’attire l’hostilité des deux partis en essayant de créer un mouvement nationaliste et « justicialiste », indifférent aux divisions traditionnelles. Il est renversé à la suite d’une grève générale organisée par les patrons et à laquelle les étudiants fournissent la masse de manœuvre.


1958-1970 : le partage du pouvoir

Tirant les conclusions logiques de cent cinquante ans d’histoire, les deux partis décident de porter à la présidence, à tour de rôle, un libéral et un conservateur :

• 1958-1962, Alberto Lleras Camargo (libéral) ;

• 1962-1966, Guillermo León Valencia (conservateur) ;

• 1966-1970, Carlos Lleras Restrepo (libéral).

Le Front national ainsi créé va dans la logique historique. Car les conflits n’ont jamais vraiment porté sur les programmes, mais toujours sur les personnes ; la collaboration économique s’est faite sans que la politique s’en mêle, et libéraux et conservateurs travaillent souvent ensemble.


L’œuvre du Front national

L’arrivée du Front au pouvoir est accueillie avec soulagement par un pays épuisé. Cependant, de 1958 à 1962, le Front est incapable d’améliorer la situation, n’appliquant même pas un programme électoral qui n’envisage que des réformes politiques. La reprise de l’agitation rurale et sa politisation par les communistes et les castristes, l’existence de républiques paysannes autonomes « libérées », l’agitation révolutionnaire parmi les étudiants et les prêtres, la mort au combat, parmi les guérilleros, du prêtre Camilo Torres Restrepo (1929-1966), fils de la grande aristocratie colombienne, tout cela persuade le président Carlos Lleras Restrepo de l’urgence de réformes. On dit de lui qu’il a fait en trente mois plus que ses prédécesseurs en trente ans, mais les problèmes restent entiers : problème agraire, problème fiscal, problème éducatif, problème politique. Technocrate persuadé de l’efficacité des solutions techniques, Lleras a pu donner au pays une balance des paiements et un budget équilibrés ; mais cela ne résout pas le problème du latifondo, des paysans sans terre et du chômage.