Akhmatova (Anna Andreïevna Gorenko, dite Anna) (suite)
Issue d’un milieu privilégié et liée à une culture aristocratique désormais condamnée, Anna Akhmatova pressent l’orage dès 1914. En 1917, elle repousse la tentation de l’émigration, accepte la révolution comme une expiation et accueille comme un bienfait le dépouillement qu’elle lui apporte. Ces sentiments s’expriment dans les recueils des années de guerre (Bielaïa staïa [la Volée blanche], 1917), de révolution et de guerre civile (Podorojnik [le Plantain], 1921 ; Anno Domini, 1922), dont les poèmes restent cependant, pour la plupart, inspirés par les événements de sa vie intime. Mais l’actualité y est profondément, quoique indirectement, présente par la sévérité hautaine ou pathétique de la voix qui, de plus en plus souvent, répond chez Akhmatova au murmure de la plainte amoureuse.
L’exécution, en 1921, de Goumilev (dont elle a divorcé trois ans plus tôt, mais dont elle a un fils) et le caractère intime de sa poésie vont, pendant près de vingt ans, lui fermer la porte des maisons d’édition. De 1923 à 1935, Akhmatova cesse pratiquement d’écrire des vers et vit grâce à un emploi de bibliothécaire, tout en se consacrant à des travaux de recherche historique et littéraire portant sur l’architecture ancienne de Saint-Pétersbourg et sur l’œuvre de Pouchkine. C’est la terreur stalinienne qui, en lui enlevant son fils (qui ne sera définitivement relâché qu’en 1956) et son second mari (qu’elle ne reverra plus), la fait sortir de son silence, avec les poèmes du Requiem (1935-1940, resté inédit en U. R. S. S.), où le langage sobre et poignant de la souffrance dominée, dont elle a fait le miroir de son âme, lui permet de se faire l’interprète d’un pays entier. Ce glissement vers une poésie civique à résonance nationale se manifeste au grand jour au moment de la guerre, lorsque, grâce à des poèmes patriotiques pleins d’une sereine résolution, Akhmatova est de nouveau publiée. L’écho que ses vers éveillent dans le public inquiète cependant le parti communiste, qui, en août 1946, à la suite d’un rapport de Jdanov, la condamne publiquement comme un facteur de « désorganisation idéologique » et la fait exclure de l’Union des écrivains, où elle ne sera réintégrée qu’après la mort de Staline.
La guerre, en mettant fin à une époque, a enrichi son œuvre d’une dimension historique, apparente surtout dans Poema bez gueroïa (le Poème sans héros), écrit pour l’essentiel entre 1940 et 1942, mais remanié et complété jusqu’en 1962 : Akhmatova y évoque l’époque de ses débuts (1913), sous l’apparence irréelle d’une « arlequinade infernale » qui matérialise à la fois le temps comme absence et néant et l’histoire comme expiation. Ces deux thèmes tragiques dominent l’œuvre des dernières années, sans étouffer cependant celui de la poésie, qui apparaît toujours comme un accomplissement de soi, un triomphe sur le destin et un acte d’adhésion au présent et de foi en la vie.
M. A.
A. Pavlovski, Anna Akhmatova (en russe, Leningrad, 1966). / E. Dobine, la Poésie d’Anna Akhmatova (en russe, Leningrad, 1968). / J. Rude, Anna Akhmatova (Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1968).