Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cobra (suite)

Au carrefour des spontanéités

La fin de la guerre et de l’occupation allemande libère chez nombre de jeunes artistes un impérieux besoin d’effusion qui ne trouve à se satisfaire ni dans le « picassisme » édulcoré ni dans l’abstraction géométrique, voies alors le plus largement ouvertes. Le surréalisme* paraissait en mesure de répondre à cet appétit de spontanéité, mais les circonstances en décidèrent autrement : au moment où se réorganise autour d’André Breton le mouvement surréaliste, Dotremont et Jorn fondent à Bruxelles, avec Noël Arnaud, le Bureau international du surréalisme révolutionnaire (1947), dont les positions prostaliniennes sont irrecevables pour Breton ; d’autre part, les peintres surréalistes belges (Magritte*) ou danois (Wilhelm Freddie, Vilhelm Bjerke-Petersen) sont parmi les plus réfractaires à l’automatisme. La référence de Cobra au surréalisme sera donc faite d’un mélange de fascination et de refus ; elle se marquera tant par le maintien d’exigences révolutionnaires que par la place faite à la poésie et aux activités collectives. De tous les peintres surréalistes, c’est Miró* qui marquera le plus les artistes de Cobra. L’ingénuité de Klee* séduit les Néerlandais, en réaction contre le néo-plasticisme. Cependant, les racines les plus profondes sont expressionnistes : Kirchner et Nolde (v. expressionnisme), mais davantage encore Van Gogh* (pour Appel), Ensor* (pour Alechinsky), Munch* (pour Jorn). C’est là peut-être en effet le trait le plus spécifique de Cobra : la volonté de s’enraciner dans une tradition expressive locale, non point la ligne bourgeoise et cultivée, mais la veine populaire et naïve occultée par la précédente. Dans une large mesure, Cobra opposera à un « art culturel » un « art brut* » pratiqué non pas par les fous, les médiums ou les « demeurés », mais par des artistes sincères désireux de se plonger dans un mythique bain de jouvence. Si à cet égard la situation des Danois est privilégiée, puisqu’ils contribuent à remettre en lumière l’art populaire de leur pays, on lit dans les œuvres de Cobra une commune admiration pour l’art le plus gauche, le moins apprêté, des peintures australiennes sur écorce aux graffiti d’urinoirs, de l’artisanat « sauvage » aux dessins d’enfants, sans oublier les bandes* dessinées.


Spécificité de Cobra

Il est difficile de se faire une âme d’enfant, mais chez les artistes de Cobra (tout comme chez Miró, Lam* et même Klee), une sorte de confiance magique est attachée au geste par lequel on renoue avec l’ingénuité. Cet attachement au fond comme aux formes d’une cosmogonie essentielle, Cobra lui est redevable de l’incomparable fraîcheur de son apport à l’art occidental de ce dernier quart de siècle. Là où Dubuffet*, obsédé cependant par les mêmes exemples, dresse une galerie de trognes hargneuses dans des paysages de boue, Appel, Constant, Corneille et Pedersen célèbrent un hymne innocent à la nature et à la joie de vivre. Et, si l’agressivité l’emporte, comme souvent chez Alechinsky ou Jorn, c’est à la faveur d’un surgissement de monstres d’une exceptionnelle intensité poétique et somme toute plus naturels que ceux de Picasso. L’invocation à une puérilité régénératrice ne va pourtant pas sans dangers, auxquels échappent toutefois Alechinsky, Heerup, Jorn, Pedersen... Les œuvres que l’on pourrait le mieux comparer à celles de Cobra (bien qu’il n’y ait eu aucun échange) seraient celles de la période « biomorphique » (1942-1947, soit juste avant Cobra) des Américains De Kooning*, Gottlieb, Motherwell, Pollock*, Rothko* et Still, qui tous se convertissent ensuite à l’expressionnisme* abstrait. Or, les peintres de Cobra, s’ils traversèrent également par la suite une période abstractisante, refusèrent de s’y maintenir, ou plus exactement n’y virent que l’expression dynamique des forces instinctives ou cosmiques qu’ils n’avaient jamais cessé de célébrer. Par là, ils se rapprochent une fois de plus des surréalistes. Remédiant ainsi à ce que l’expressionnisme pouvait avoir d’exagérément social en l’orientant vers la permanence des mythes, à ce que l’abstraction lyrique représentait de complaisances narcissiques en lui rendant l’enthousiasme et l’agressivité, à ce que le surréalisme, peut-être par excès d’intellectualisme, avait un peu trop négligé du côté des sources populaires, Cobra assuma la plus originale des synthèses au carrefour des spontanéités.

J. P.

 Catalogue d’exposition : Cobra 1948-1951, musée Boymans-Van Beuningen, Rotterdam (1966).


Les principaux artisans de Cobra

Les Danois

L’intense activité des mouvements expérimentaux — Linien (1934), Høst (1938) —, du groupe « surréaliste abstrait » (1940-1949) et de sa revue Helhesten, sans oublier Bjerke-Petersen et Freddie, a préparé les artistes danois à jouer un rôle décisif dans la gestation de Cobra. Le sculpteur Henrij Heerup (né en 1907), les peintres Ejler Bille et Egill Jacobsen (nés en 1910) peuvent même être considérés comme les précurseurs immédiats du mouvement, auquel ils participeront. Mais les artistes danois les plus remarquables de Cobra sont Jorn et Pedersen.


Asger Oluf Jørgensen, dit Asger Jorn

(Vejrum 1914 - Aarhus 1973), fait figure, aux côtés de Dotremont, de véritable leader de Cobra. C’est un théoricien en même temps qu’un artiste d’une large culture, très préoccupé par les arts populaires et primitifs, notamment l’art danois redécouvert dans les années 30. Bien qu’élève de Fernand Léger* vers 1936-37, il est marqué de bonne heure par les plus spontanés des peintres surréalistes, tout en affectant un certain dédain pour l’automatisme. À partir de 1940, il développe une mythologie nocturne d’une extrême concentration. La couleur, volontiers sombre, y chante cependant, proche de celle de Munch ou de Nolde. Après Cobra, sa manière s’élargit, son trait se fait plus souple et plus négligent, sa palette devient lumineuse, mais Jorn demeure sans doute le peintre le plus « intérieur » de l’équipe Cobra.


Carl Henning Pedersen