Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cicéron (suite)

Quand il revient à Rome, il est mûr pour la grande aventure d’une carrière politique. À la fin de 76, il est élu questeur en résidence à Lilybée, chargé de l’administration financière de la Sicile occidentale. Ces fonctions, si différentes de ce dont il s’était jusqu’alors occupé, paraissent l’avoir amusé : il avait une extraordinaire facilité d’adaptation, appartenant à ces esprits qui sont toujours heureux de faire un peu de bien, de mettre un peu d’ordre, sur quelque plan que ce soit. Il ne se doutait pas que cette excursion sicilienne serait pour lui de si grande conséquence.

Le sort voulut en effet qu’au cours des années suivantes l’administration de l’ensemble de la Sicile échût à un homme rapace et négligent, C. Verrès. Dès novembre 72, les plaintes commencent à affluer devant le sénat. La conviction des sénateurs fut bientôt faite sur la réalité des faits incriminés. Mais la majorité d’entre eux aurait souhaité éviter un scandale et remettre au successeur de Verres le soin de réparer les injustices commises. D’autres, au contraire, pensaient qu’en dépit de leur bonne volonté les sénateurs n’arriveraient jamais à prendre sur eux de condamner l’un des leurs : il fallait les décharger de ce pouvoir exorbitant et les mêler dans les jurys à des citoyens issus d’autres classes. Chacun savait que c’était l’opinion des deux hommes qui devaient être consuls en 70, Pompée et Crassus. C’est dans ce contexte politique que les Siciliens, désespérant d’obtenir justice par eux-mêmes, se souvinrent du questeur si honnête qu’ils avaient connu quelques années auparavant.

Cicéron se chargea de leurs intérêts, comme il s’était chargé de ceux de Roscius, avec sa spontanéité coutumière. Il était heureux de défendre une cause juste ; il avait conscience, lui, sénateur plaidant devant les sénateurs, de défendre l’honneur de son ordre, compromis aussi bien par la lâche indulgence d’un grand nombre que par les égarements d’un seul. Les prolongements politiques du procès n’étaient pas pour lui déplaire. Homme d’espérance, il ne pensait pas que les lois d’exception instituées par Sulla pour concentrer tout le pouvoir aux mains du sénat dussent indéfiniment rester en vigueur. Il imaginait une république plus saine, sans doute, qu’elle n’était vraiment. Il n’avait jamais aimé les castes trop restreintes ; il pensait que ce serait un bien pour tous si cette classe équestre dans laquelle il était né pouvait être associée de plus près aux responsabilités de l’État. De fait, quelques mois plus tard, une réforme judiciaire fut instituée, mais la condamnation et l’exil de Verrès avaient sauvé l’honneur de la justice sénatoriale.

Pour un homme politique du caractère de Cicéron, c’est une épreuve redoutable que de tomber dans une situation où l’on doit, coûte que coûte, défendre telles qu’elles sont les institutions qu’on tient pour indispensables. Cicéron était de ceux qui spontanément se donnent tort à eux-mêmes et à ceux qu’ils aiment, avouent leurs faiblesses et leurs fautes. Ses principaux actes politiques avaient été pour critiquer le régime sullanien, l’omnipotence du sénat ; alors que tous ses sentiments, sa manière d’être même le liaient aux classes responsables, on aurait pu le prendre pour un faux frère, un démocrate masqué. Et il est bien vrai que dans le procès de Verrès en particulier les dénonciations qu’il avait faites d’abus scandaleux pouvaient affaiblir le prestige du sénat. Parmi ceux qui l’applaudissaient, beaucoup songeaient à se servir de lui, de sa générosité, non pas afin de corriger des abus dont ils n’avaient cure, mais pour semer le trouble, discréditer un régime, prendre eux-mêmes le pouvoir. Cicéron en eut un jour brusquement la révélation ; il sut alors se retourner, faire face vaillamment, se défendre, défendre l’État à fond : ce fut l’affaire de Catilina, si importante dans le décours des dernières années de la République et qui marqua, dans la carrière de Cicéron, une inflexion décisive.

En 70, on avait cru revenir heureusement aux traditions républicaines en restituant le tribunat de la plèbe, jadis supprimé par Sulla. Autour de cette magistrature devenue totalement anachronique dans une cité où depuis des siècles toute distinction avait été effacée entre le patriciat et la plèbe, un nouveau parti démocratique se constituait progressivement ; son programme était resté le même qu’au temps des Gracques : abolition des dettes, partage des terres, c’est-à-dire attribution arbitraire, à des citadins pauvres, de terres dont on dépouillait en fait les exploitants locaux, Italiens et provinciaux. L’âme du parti était un neveu de Marius, Jules César ; mais, en attendant mieux, on poussait en avant un aristocrate déchu, criblé de dettes, L. Sergius Catilina (108-62). En 64, il parut possible de le hisser au consulat (pour 63), mais Cicéron fut élu, contre lui. Les populares essayèrent d’abord de prendre leur revanche sur le plan politique en embarrassant le nouveau consul dans des querelles rétrospectives (procès de C. Rabirius) ou dans des affaires de corruption électorale (procès de Murena), puis ils déposèrent un projet de loi agraire dont on espérait bien faire le principe d’une brouille entre le peuple et lui. Cicéron déjoua ces astuces avec l’aisance et l’autorité que lui donnaient son prestige d’orateur et son indépendance d’esprit.

En juillet 63, Catilina décida de recourir aux grands moyens, insurrection armée, émeutes, assassinats ; des incendies simultanément allumés dans tous les coins de Rome créeraient une panique favorable à la réalisation du dessein des conjurés. Ils avaient des intelligences dans beaucoup de milieux. Cicéron se conduisit alors avec le savoir-faire d’un avocat habitué à rassembler des renseignements. Il sut reconnaître l’importance de ce que d’autres eussent dédaigné comme vaines rumeurs. Jetant dans la balance le poids de sa parole, il réveilla, convainquit ses auditeurs. Les discours (les Catilinaires) qu’il prononça en ces circonstances (nov.-déc. 63) devant le peuple et le sénat sont des chefs-d’œuvre d’adresse politique ; Catilina, désemparé par une violence verbale presque torrentielle, perdit pied, quitta Rome où il eût été, faute de preuves positives, à peu près inviolable et signa l’aveu de son crime en rejoignant en Etrurie une armée insurrectionnelle. Quelques jours plus tard, les principaux de ses complices restés à Rome se trahirent eux-mêmes par l’envoi de messages imprudents. Le sénat confia à Cicéron mission de défendre la République ; Cicéron les fit exécuter. C’était sans doute outrepasser la limite des pouvoirs que la tradition romaine attribuait à un consul ; quand il sortit de charge, Cicéron, invité, selon l’usage, à jurer qu’il n’avait en rien attenté aux lois de la cité, préféra jurer qu’il avait sauvé la République. Fière parole, qu’il paya un peu plus tard (en 58-57) de dix-huit mois d’exil.