Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

chevalerie (suite)

Dans une société féodale reposant essentiellement sur des liens personnels de dépendance verticale, la chevalerie, comme le souligne Robert Fossier, était l’une des rares institutions créant entre les hommes qui en faisaient partie des liens d’association horizontale sans aucune différenciation d’ordre hiérarchique. La preuve en est d’ailleurs donnée par le fait qu’un chevalier ne pouvait être intronisé que par un autre chevalier plus ancien, son parrain, quels que soient les rapports sociaux ou familiaux existant entre les deux hommes, qui pouvaient être indifféremment père et fils, suzerain et vassal, voire vassal et suzerain, etc.

Purement laïque à l’origine, la cérémonie de l’adoubement se transforma tout naturellement sous l’influence de l’Église romaine, désireuse de canaliser au service de sa conception du monde les ardeurs guerrières de la classe combattante. S’insérant ainsi dans un contexte politico-religieux caractérisé par la mise en place des institutions de paix au xe s., et par la prédication de la croisade*, la christianisation de la chevalerie semble avoir débuté par l’institution d’une veillée pieuse complétée par la bénédiction de l’épée, que le postulant déposait sur l’autel selon une liturgie fixée apparemment pour la première fois dans un pontifical rédigé vers 950 dans l’abbaye de Saint-Alban de Mayence, d’où elle se diffusa en France, en Angleterre et même en Italie. Au xie s., l’Église introduisit dans ce cérémonial une seconde bénédiction de l’épée par l’officiant, qui la remit désormais lui-même au futur chevalier. Enfin, l’évolution religieuse de cette institution trouva son plein achèvement au milieu du xiiie s. dans les pays entre Seine et Meuse, où le prélat consécrateur non seulement prononçait des prières spéciales pour les autres armes, mais aussi bénissait le futur chevalier, lui ceignait l’épée et lui donnait même la colée, selon le pontifical de l’évêque de Mende, Guillaume Durant, rédigé vers 1295.

Sans doute, comme le fait remarquer Marc Bloch, « aucun de ces gestes religieux ne fut jamais indispensable à l’acte », ainsi que le prouve la cérémonie au cours de laquelle Bayard se contenta d’une simple colée donnée du plat de l’épée pour armer chevalier François Ier au soir de la bataille de Marignan en 1515.

Malgré tout, l’Église avait réussi à sacraliser la chevalerie et, par là même, à imposer à ses membres le respect d’un certain nombre de règles d’ordre religieux et moral, telles que l’assistance quotidienne à la messe, le jeûne du vendredi, la défense de l’Église et de ses biens, la protection de la veuve, de l’orphelin et des pauvres, la loyauté dans le combat et devant les tribunaux. Venant s’ajouter aux obligations mondaines qui découlaient de la condition militaire (générosité, recherche de la gloire, mépris du repos, de la souffrance et de la mort), ces règles religieuses constituèrent avec elles le fondement du code chevaleresque, d’ailleurs non écrit, dont le respect se trouvait en général garanti par le serment que le futur chevalier devait prêter avant de reprendre son épée bénite sur l’autel. En fait, dès la seconde moitié du xiiie s., l’évêque de Chartres, Jean de Salisbury, soutenait dans son Patriarcus (rédigé vers 1260) que le seul fait de recevoir la colée entraînait l’acceptation « tacite » de toutes les obligations inhérentes à la condition de chevalier. Par contrecoup, leur inobservation pouvait et devait entraîner la dégradation du chevalier dans des cas graves : reniement de la foi chrétienne, trahison militaire, forfaiture féodale. Le cérémonial de dégradation était rarement appliqué, les coupables s’étant, en général, mis hors de portée de leurs juges et de leurs exécuteurs (passage à l’ennemi, fuite en pays d’islām) ; il ne comprenait que deux actes principaux (le bris des armes et surtout la coupure des éperons), auxquels on procédait en public.

Malgré la diversité d’origine de ses membres, parmi lesquels des serfs côtoyaient des hommes libres, parfois propriétaires alleutiers, la classe chevaleresque s’était très rapidement trouvée encadrée par les institutions féodales, la majeure partie de ses membres, de condition modeste, étant entrée au service de seigneurs plus puissants, qui payèrent leur fidélité et leur aide militaire (garde du château, participation à l’ost) de la remise d’un fief productif de revenus réguliers, dit « fief de chevalerie » en Normandie.

Dans ces conditions, le chevalier fieffé (ou le vassal adoubé) devint l’idéal pour un seigneur désireux de s’assurer le service d’hommes techniquement aptes au métier des armes (chevaliers bannerets de Philippe Auguste, groupant autour d’eux quelques combattants formés en « conrois » très efficaces au combat). Mais en même temps qu’elle s’intégrait au milieu des féodaux et des riches propriétaires terriens, la classe chevaleresque acquit par l’exercice du métier des armes les qualités d’éclat et d’éminence qui distinguaient le noble du rustre. Par là se trouvait assurée, probablement dès le xiie s., la fusion entre les notions de noblesse et de chevalerie, fusion sur le degré de laquelle les historiens discutent encore, mais qui apparaît incontestable sur le fond.

Désireuse, dès lors, de conserver pour elle-même le bénéfice du prestige attaché aux fonctions de ses membres, la « classe » chevaleresque se serait fermée à partir du milieu du xiie s., se muant en une « caste » étroite qui ne se renouvelait pratiquement plus que grâce à l’adoubement des fils de chevaliers soit par leur père, soit par le seigneur de celui-ci. Par là, elle tendait à devenir héréditaire au profit des puissants conquis par le prestige de l’institution. Plus précoce sans doute en Mâçonnais (vers l’an 1100 selon Georges Duby), plus tardive dans l’Île-de-France et en Angleterre, attendant même le xiiie s. dans les pays situés au nord de la Somme, en Lotharingie et dans l’Empire, cette fermeture de la chevalerie aboutit à une modification de ses privilèges et de ceux de la noblesse sur l’intervention des princes ; ces derniers reconstituaient l’État autour de leur personne et étaient, par suite, d’autant plus désireux de contrôler le recrutement de la chevalerie que ses membres étaient dispensés de l’impôt en fonction de leur service d’ost et qu’ils éprouvaient le désir naturel de réserver à eux-mêmes et à leurs descendants ce privilège essentiel. De là naquit la tendance à transformer le droit à l’adoubement en un privilège héréditaire, c’est-à-dire aux seuls fils de chevaliers. Cette condition impérative d’admission à la chevalerie est mentionnée dès le milieu du xiie s. dans des constitutions de paix de Frédéric Ier Barberousse (1152, 1187) ; elle fut également imposée en Sicile par Roger II en 1140, en Aragon par Jacques Ier en 1234, à Naples par Charles II en 1294, en France aussi, où toute la jurisprudence de Saint Louis est formelle à cet égard. Imposée avec d’autant plus de fermeté que la classe chevaleresque se sentait menacée par la montée d’un riche patriciat urbain acquéreur de fiefs et, par là, désireux d’obtenir la colée qui permettrait d’en assurer le service, la clôture de la chevalerie ne fut pourtant pas totale. Le roi en France, l’empereur et les grands princes territoriaux dans l’Empire se réservèrent, en effet, le privilège exclusif de créer librement des chevaliers, d’une part pour récompenser des actes de bravoure exceptionnelle — tel Philippe IV le Bel adoubant un boucher au soir de la bataille de Mons-en-Pévèle en 1304 —, d’autre part pour tirer de l’argent de la commercialisation de l’institution, comme le décida ce même souverain lorsqu’en 1302 il mit en vente des lettres d’anoblissement afin de parer aux conséquences financières de la défaite de Courtrai.