Chaucer (Geoffrey) (suite)
La renommée de Chaucer, poète du xive s., eût pu se satisfaire de cette gloire. Pourtant, l’œuvre qui va le placer très haut au-dessus de son époque, au rang des grands écrivains de tous les temps, il ne l’écrira que vers la fin de sa vie. Les Canterbury Tales (les Contes de Cantorbéry) commencent à voir le jour en 1387. La disgrâce qui vient de frapper son protecteur compromet sa propre situation matérielle. Après avoir été tour à tour fonctionnaire des douanes du port de Londres, surintendant des bâtiments de la Couronne, juge de paix et représentant du Kent au Parlement, il perd soudain tout espoir de sinécures confortables, de titre et de pensions, ainsi qu’en témoigne, à la veille de sa mort, en 1399, l’appel qu’il lance à Henri de Lancastre, fils de Jean de Gand, dans sa Complaint to his Empty Purse (Complainte à sa bourse vide). Mais peut-être ce retournement de fortune contribue-t-il à lui faire délaisser, en même temps que la rédaction de la Légende des dames exemplaires, les hauteurs sublimes du lyrisme et les préoccupations didactiques. Il semble qu’il s’abandonne alors à ce qui constitue le fond réel de son tempérament poétique, qu’on devine déjà dans la Maison de la renommée. Au lieu du commerce d’êtres sans substance et sans vie que figuraient les abstractions personnifiées, il se plonge parmi les hommes et les femmes vrais dans un bain d’humanité saisie sur le vif. Ce don de l’observation juste, Chaucer le révèle dès son fameux Prologue des Contes de Cantorbéry, dont il faut souligner l’originalité dans une littérature où chacun, semblant répugner à l’effort d’innovation, puise sans vergogne dans l’œuvre d’autrui. Chaucer — qui par ailleurs ne s’en est pas privé — va avoir l’idée de créer et de présenter tout un monde de personnages, véritable fresque de la société de l’époque, en marche vers le sanctuaire de saint Thomas Becket. Vingt-neuf pèlerins au total. Plus le poète lui-même. C’est tout un peuple qui figure aux côtés du chevalier, belle figure courtoise, accompagné de son fils, « aussi frais que le mois de mai ». Il y a là la bourgeoisie, préoccupée de son avoir, en la personne du marchand. Des gens d’Église, hommes et femmes, le frère mendiant, le bénédictin et la prieure, parlant français, non celui de France, mais celui de « l’école de Stratford-atte-Bowe, car le français de Paris lui était inconnu ». Tous les corps de métiers sont à peu près représentés : meunier mal dégrossi à la « barbe [...] aussi rouge que poil de truie ou de renard », laboureur, aubergiste, le médecin qui « connaissait la cause de chaque maladie », la drapière de Bath et le clerc d’Oxford juché sur un cheval, « aussi maigre qu’un râteau ». Aucun détail exact ou pittoresque n’échappe à l’œil de Chaucer. Chaque personnage tranche sur son voisin par sa silhouette ou les attributs de sa profession. Il faudra attendre deux siècles pour redécouvrir cette approche de l’homme, réaliste, naturelle et indulgente, par laquelle le poète prend place, et demeure, de façon éclatante, dans la littérature anglaise.
D. S.-F.
G. K. Chesterton, Chaucer (Londres, 1932 ; trad. fr., Gallimard, 1937). / W. Clemen, Chaucer’s Early Poetry (Londres, 1964). / B. Bartholomew, Fortuna and Natura, a Reading of Three Chaucer’s Narratives (Mouton, 1966). / N. Coghill, The Poet Chaucer (Londres, 1967).