Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chateaubriand (François René, vicomte de) (suite)

L’histoire transfigurée

Car Chateaubriand a pénétré dans cet âge où le présent n’existe plus que comme prétexte au rêve et au souvenir, le plus sûr moyen d’échapper au temps. Le Congrès de Vérone, tranche séparée du poème des Mémoires d’outre-tombe, fut écrit presque quinze ans après les événements, un peu comme une explication que justifient des pièces d’archives. Jouant les coquetteries du je et du nous à travers l’histoire et sa propre histoire, l’homme politique y développe l’idée qu’il se fait de la France et de sa mission. L’histoire y est saisie comme un spectacle, une représentation où se succèdent des scènes, des expressions qui reviennent tout naturellement sous la plume de ce prestigieux metteur en scène.

Le brillant congrès fut en réalité un drame qui se termina par une danse macabre des principaux acteurs, accompagnée de la litanie lugubre de ces poursuiveurs de songe, vaniteux morts à jamais, inscrits dans le « livre du jour de colère ». Les événements d’Espagne se résument en deux regards échangés en 1807 à Aranjuez entre le roi Ferdinand et le pèlerin de Terre sainte. À travers l’œuvre entière de Chateaubriand, le regard tient une place considérable et permet à l’écrivain de prendre conscience, d’établir des relations affectives qui sont en fait des jugements. Qu’il s’agisse de Washington ou de Bonaparte, de Talleyrand ou de Fouché, le regard situe par rapport à l’autre ; parfois, il dégrade et aboutit, selon la distance qu’il établit, à la dérision. L’écriture prend alors la forme du pamphlet. Mais le plus souvent il s’arrête à mi-chemin, ne dépassant pas l’humour ou l’ironie. Le résultat est alors une caricature, sans que l’histoire y perde ses perspectives et ses rapports. Regardons, dans le Congrès de Vérone, Murat et Joseph Bonaparte échangeant leurs royaumes : « Bonaparte enfonce d’un coup de main ces coiffures sur le front des deux nouveaux rois, et ils s’en allèrent chacun de son côté, comme deux conscrits qui ont changé de schako par ordre du caporal d’équipement. »

À Vérone, Chateaubriand s’était lié d’amitié avec l’empereur Alexandre Ier, et le récit de leur promenade au soleil couchant sur les bords de l’Adige le conduit, en remontant d’événement en événement, à décrire le retour de l’Aigle, la bataille de Waterloo, la résistance de la Vieille Garde, immobile dans le débordement de fuyards, en des termes qui ne le cèdent en rien à la densité épique et visionnaire des Misérables : « Non loin d’eux, l’homme des batailles assis à l’écart écoute, l’œil fixe, le dernier coup de canon qu’il devait entendre de sa vie. » Près de celui qu’il appelle « le poète des batailles, Captif de l’Océan et de la terreur du monde », les Bourbons font pauvre figure. Plus sûrement que la politique et les chamarrures, l’art et le génie savent triompher du néant. Les discours et les conversations des diplomates sont définitivement enfouis, mais peut-on « entendre jamais chanter l’alouette dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakespeare ? Chacun de nous, en fouillant à diverses profondeurs dans sa mémoire, retrouve une autre couche de morts, d’autres sentiments éteints, d’autres chimères sans vie ». Le vers d’un poète remontant lentement à travers les couches de la mémoire, libéré par une sensation auditive, telle est la plus précieuse relique du congrès. N’est-ce pas la preuve que la plus authentique réalité du temps perdu, c’est pour un poète la poésie ?

La même année que le Congrès de Vérone paraissait l’Essai sur la littérature anglaise, accompagnant une traduction du Paradis perdu que l’auteur avait voulue aussi littérale que possible. C’est dire qu’il sera indispensable un jour de faire le point des connaissances de Chateaubriand en langue anglaise. Dans une certaine mesure, cette publication prolonge l’Essai sur les révolutions et le Génie du christianisme, poursuivant sur le plan littéraire le parallèle politique et religieux entre la France et l’Angleterre. Mais l’Essai sur la littérature anglaise marque également une prise de position critique. D’abord contre le matérialisme romantique des « Jeune France », contre « cette école animalisée et matérialisée » qui met en scène, à l’imitation de Notre-Dame de Paris, « les bancroches, les culs-de-jatte, les borgnes, les moricauds », se complaît dans « la présence des assassinats, des viols, des incestes ». Mais surtout, il propose une façon nouvelle d’examiner les œuvres où l’on note une parenté avec Sainte-Beuve. Chateaubriand, précisant une idée que nous trouvions dans le Génie du christianisme, où il montrait que tel épisode du Paradis perdu ne se comprend que par la connaissance du ménage de Milton, nous invite à ne pas séparer de l’œuvre la vie, « puissant moyen d’appréciation ». De même, l’Enfer de Dante ne s’explique que si l’on tient compte du bannissement qui frappa le poète. Il convient en même temps de faire la part de la mode et de l’époque. Une critique littéraire complète est nécessairement comparative : le goût, le style de Shakespeare appartiennent à son siècle et ne sont ni d’un homme ni d’un pays. Cela est si vrai que la recherche de néologismes l’apparente à Ronsard, que la métaphysique dont il est friand règne tout aussi largement chez Marguerite de Valois. Génies marqués par leur temps, mais qui marquent également leur génération et les générations à venir. Il existe en effet des génies mères « qui semblent avoir enfanté et allaité tous les autres », tels que Shakespeare. Dante en Italie, Rabelais en France.


La vie n’est que « resongée »

Ces deux ouvrages publiés, le désœuvrement, plus écrasant que l’ennui gagne Chateaubriand. Il sera définitif lorsque, le 16 novembre 1841, il aura écrit la dernière ligne de ses Mémoires. À l’instigation de Mme de Chateaubriand et de Mme Récamier, l’abbé Séguin, son confesseur, lui suggère d’entreprendre, un peu par pénitence, l’histoire austère du terrible réformateur de la Trappe, l’abbé de Rancé. Il fera paradoxalement de cette pieuse biographie le plus voluptueux des ouvrages, précisément par l’appel des souvenirs qui s’attachent en grappes. Jamais biographe n’a été plus infidèle à la vérité tout en paraissant la suivre de près ; jamais imitateur n’a été plus personnel. Car il retient toujours l’anecdote la plus frappante, sinon la plus vraisemblable. Selon sa méthode habituelle de création, il emprunte des phrases à Le Nain, à Gervais ou Tillemont, pour les refondre et les récrire avec une géniale aisance. Le style mêle tous les tons, éclate en fulgurations, en images brisées en tous sens qui enchanteront André Breton et les surréalistes. Le temps et les distances sont abolis : Voltaire et Ninon voisinent avec Paul-Louis Courier ou George Sand. Par la plume de l’Enchanteur, les objets se métamorphosent sous nos yeux : les livres en basiliques, les monastères en palais enchantés, et les châteaux ont des chevelures de femmes. L’existence de l’auteur se mêle à celle de l’abbé, car bien avant que Paul Valéry ne le fasse pour Léonard de Vinci, il pratique le genre de la biographie lyrique par personnage interposé, infligeant à Rancé ses agitations et ses désirs. La biographie rejoint les Mémoires. Ses vrais Mémoires, les Mémoires de ma vie, devenus les Mémoires d’outre-tombe, avaient été commencés à la fin de son premier séjour à Rome, et le public les connaissait par les extraits qui en avaient été publiés. Ils ne sont pas exactement tels qu’il eût souhaité les écrire. Sans doute, l’artiste est là tout entier et jamais la musique de l’Enchanteur n’a été plus subtile, plus nuancée, plus suave ou plus grinçante. Le lyrisme s’y mêle aux morsures du polémiste. Peu importe qu’il déforme les événements pour aboutir à sa propre apologie ! Sans doute, bien des portraits y manquent, en particulier ceux des femmes aimées : Mme Récamier et Mme de Chateaubriand, les deux anges de sa fin, veillaient aux convenances. Placé dans sa chambre à coucher, le manuscrit des Mémoires attendra la mort du narrateur pour voir le jour dans la Presse, le journal d’Émile de Girardin, après des tractations assez sordides auxquelles d’ailleurs l’écrivain fut étranger.