Charlemagne ou Charles Ier le Grand (suite)
Pour les défenseurs de la première, l’actif du règne l’emporte sans aucun doute sur le passif. Tel a été assurément l’avis des souverains du Moyen Âge, car, qu’ils soient français ou allemands, ils tinrent tous à se rattacher par le sang à la personne de Charlemagne, dans lequel ils voyaient le lointain et prestigieux fondateur du Saint Empire romain germanique et dont l’un d’eux, Frédéric Barberousse, entendit magnifier la mémoire en obtenant de l’antipape Pascal sa canonisation, célébrée à Aix-la-Chapelle le 29 décembre 1165. Tel est également l’avis de l’historien Joseph Calmette, qui remarque que l’Empire fondé par le roi des Francs a été non seulement le creuset de l’Europe féodale au sein de laquelle s’élaborèrent les nations française, allemande et italienne, mais aussi que ses limites, fixées au ixe s. et parfois effacées au rythme des pulsations de l’histoire, reparaissent aujourd’hui pour marquer la claire ligne de démarcation séparant l’Occident de l’Orient.
Moins enthousiastes et peut-être plus prudents, Ferdinand Lot et Louis Halphen reconnaissent l’efficacité du gouvernement impérial, mais dénient à son auteur le génie politique de l’homme qui prévoit les événements : Charlemagne leur apparaît au contraire comme s’étant laissé très souvent porter par les événements, faute d’esprit de système.
Beaucoup plus pessimistes, François L. Ganshof et surtout Heinrich Fichtenau pensent que le règne de Charlemagne s’est conclu par un échec au terme d’une crise dont ce dernier situe le début vers 806 et dont il énumère avec soin tous les aspects : crise économique, dont la mauvaise récolte et la famine de 806 constituent les signes annonciateurs, et dont la peste facilite l’extension en 808 ; crise militaire, provoquée en partie par les incursions incontrôlables des Normands, marquée par des refus de servir dès 808, puis par des désertions à la fin du règne et se traduisant finalement par la conclusion de nombreux accords de paix avec Byzance en 812, avec les Danois en 813 et même avec l’émir de Cordoue ; crise politique et par suite crise religieuse, due à la médiocrité et aux prévarications d’un trop grand nombre d’administrateurs laïques et religieux ; crise dynastique, enfin, due à la maladie qui affaiblit Charlemagne dès le début de 810 et à la mort de ses fils Pépin en 810 et Charles le Jeune en 811, décès qui semblent marquer le retrait de la faveur de Dieu et nécessiter par contrecoup le recours à des remèdes spirituels (jeûnes de trois jours décrétés en 807 et en 810 ; mémorandum de 810 invitant abbés et évêques à rechercher leurs erreurs et à y renoncer ; décrets du synode de Chalon-sur-Saône faisant des péchés commis en pensée un objet de confession). Aussi peut-on expliquer que l’Empire carolingien soit entré en décomposition dès le règne de Louis le Pieux, auquel son père vieillissant a pourtant dévolu la couronne dès septembre 813 de façon à en faciliter la transmission.
Sans doute ne peut-on nier que le règne de Charlemagne se soit soldé par un échec dans la mesure où ce souverain a projeté de fonder un empire chrétien et unitaire sur des institutions stables et nouvelles ; en fait inadaptées aux structures économiques et sociales du temps, celles-ci n’ont pu fonctionner que grâce à la puissante personnalité de Charlemagne et à la pratique de l’itinérance gouvernementale, à laquelle la vieillesse le contraint de renoncer en 808.
Mais si la construction politique définie par le restaurateur de l’Empire en Occident s’est trouvée condamnée parce qu’elle était prématurée, il n’est pas possible pour autant d’oublier qu’en dessinant les cadres territoriaux de l’Occident, qu’en contribuant à son premier épanouissement culture] en matière religieuse, intellectuelle et artistique, et cela quelles que soient les réserves que l’on puisse faire sur la notion de « renaissance » carolingienne, Charlemagne a ouvert les portes de l’avenir. Et pour cela seul il mériterait le nom de Grand.
P. T.
➙ Carolingiens / Pépin le Bref.
V. Carolingiens.