Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Charlemagne ou Charles Ier le Grand (suite)

Sans nul doute, son entourage l’y incite, notamment Alcuin. Tout semble le prouver, et d’abord la lettre dans laquelle ce dernier oppose en juin 799 la puissance de la monarchie franque à la dégradation du pouvoir pontifical et à la décomposition du pouvoir impérial tombé en quenouille, nous l’avons vu, en 797. D’autres faits le confirment : le rôle d’arbitre de l’Occident que lui a conféré Léon III, venu quémander son secours à Paderborn pendant l’été 799 ; l’exaltation de sa personne par le poète Angilbert et par l’évêque d’Orléans Théodulf ; l’invitation enfin que lui a adressée Alcuin à l’automne 799 d’agir en protecteur de la capitale du Nord.

L’occasion de franchir le pas décisif est donnée par le quatrième séjour que fait Charlemagne à Rome à la fin de l’an 800 dans le dessein de justifier le pape des accusations d’adultère et de parjure que portent contre lui les auteurs de l’attentat dont il a été victime le 25 avril 799. Contraint finalement de prêter un serment purgatoire devant une assemblée d’ecclésiastiques et de laïques réunie sous la présidence du roi des Francs le 23 décembre 800, le jour même où ce dernier reçoit une délégation du patriarcat de Jérusalem venue lui apporter une bannière et les clefs du Saint-Sépulcre, geste qui apparaît comme un hommage rendu par les chrétiens d’Orient à sa personne royale, Léon III n’a plus qu’à couronner le souverain le 25 décembre 800. Le « peuple romain » acclame le monarque par trois fois : « À Charles très pieux Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire. » « Adoré » aussitôt par le pape selon le cérémonial aulique adopté au temps de Dioclétien, le roi des Francs voit enfin reconnue la qualité impériale de son pouvoir dans l’ancienne métropole de l’Empire. Il apparaît incontestable que l’événement du 25 décembre 800 n’a pu être fortuit et qu’il a été en fait longuement médité et finalement sans aucun doute voulu par son bénéficiaire, du moins à partir du second semestre de 799.

Reste à savoir quelle signification il faut accorder à ce titre impérial de Charles. Fait-il de lui l’unique dépositaire de l’Empire romain, dont les deux partes auraient pu être réunies sous sa seule autorité, ou bien ce titre n’a-t-il pas d’autre avantage que de le placer.sur un pied de stricte égalité avec le basileus ? Si le projet de mariage avec l’impératrice Irène, rapporté par un seul historien byzantin, Théophane, paraît donner du poids à la première de ces thèses, et si le titre impérial de Charlemagne s’est bien inséré dans la tradition romaine, il semble que, très rapidement, le souverain ait conçu ce dernier comme enserrant dans un cadre nouveau et prestigieux son autorité limitée à l’Occident.

De l’Empire romain (et non « Empire des Romains »), qui lui permet de surimposer au lien personnel l’unissant à ses sujets celui d’un nouveau serment prêté en 802 à sa personne en tant qu’incarnation de l’intérêt public, Charlemagne passe très rapidement à la notion d’empire franc et chrétien. Celle-ci lui permet tout à la fois de faire reconnaître sa nouvelle dignité en 812 par le basileus Michel Ier Rangabé, désormais seul empereur des Romains, de décider de sa succession en conformité avec la tradition franque de partage territorial entre les fils du testataire (ordinatio imperii de 806), d’associer ensuite à son pouvoir impérial le dernier survivant d’entre eux, Louis Ier, en tant que consors regni, en 813, enfin de faciliter la naissance d’un ordre politico-religieux répondant aux conceptions « alcuiennes » de l’augustinisme politique.

Détenteur d’un pouvoir qui dépasse désormais sa personne royale, « le Carolingien a pris conscience, sous l’action de l’Église, des devoirs qui lui incombent comme chef de la communauté de peuples soumis à son gouvernement », ainsi que le remarque Louis Halphen. Revêtant désormais une valeur exemplaire sur le plan moral, la vie de l’empereur doit donc être tout entière consacrée à l’exaltation de la loi de Dieu pour le bien de ses peuples et le salut de l’âme de ses sujets. Déjà contenu dans l’Admonitio generalis de 789, capitulaire qui résume les principes d’action de son gouvernement, ce programme est repris dans les instructions adressées en 802 aux missi dominici chargés de recueillir le nouveau serment de fidélité des sujets de Charlemagne, entre lesquels celui-ci veut voir régner la paix, la concorde et surtout l’unanimité. La réalisation de cette dernière suppose à la fois le respect de l’ordre établi, le soutien réciproque des membres du peuple chrétien dans l’exécution des ordres reçus ainsi que l’appui matériel et moral accordé par chacun d’eux à l’empereur pour l’aider à accomplir la mission dont Dieu l’a investi dans le respect des principes de charité, de solidarité et d’équité.

Préoccupé donc au premier chef de faire de la cité terrestre le reflet le plus fidèle possible d’une cité céleste définie par saint Augustin mais mal comprise par les penseurs carolingiens, Charlemagne se trouve naturellement amené non pas à subordonner le temporel au spirituel, mais à les confondre et, par suite, à donner la priorité à son action religieuse, qui finit par être pour lui l’action politique par excellence, celle dont dépendent la prospérité et la perpétuation de l’Empire. Aussi, non content de solliciter du clergé prières expiatoires ou actions de grâces selon les exigences du moment, Charlemagne s’estime-t-il en droit de surveiller la formation du clergé, de conseiller ses évêques dans l’accomplissement de leurs devoirs pastoraux et même de présider les conciles. À cet égard, son action consiste d’abord à assurer la défense de la pureté du dogme, et donc à veiller à la condamnation des hérésies, ce qui l’amène à jouer un rôle décisif au concile de Francfort de 794, qui condamne aussi bien l’iconoclasme et l’iconophilie que l’adoptianisme, dont l’un des théoriciens, Félix d’Urgel, est ensuite invité à venir se justifier devant lui au concile d’Aix-la-Chapelle, en 800. Mais l’action conciliaire du souverain consiste aussi à imposer le respect de la discipline ecclésiastique tant au clergé séculier qu’au clergé régulier ; ainsi, au concile d’Aix-la-Chapelle, qu’il préside en 802, il invite le premier à observer strictement les canons de l’Église et le second à se conformer à la règle de saint Benoît ; ainsi il envisage, en 813, de procéder à une réforme systématique de l’Église après consultation de cinq assemblées conciliaires, dont les propositions, fatalement plus ou moins divergentes, doivent lui laisser toute liberté de décision.