Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

changement social (suite)

Cette vision relativement optimiste qui voit dans l’industrialisation non pas seulement une série de ruptures et de dislocations, mais aussi, d’une manière complémentaire, un processus de recomposition, qui réinterprète les institutions traditionnelles et leur infuse un sang nouveau, n’est pas sans rappeler le schéma célèbre proposé dans le domaine de la formation des attitudes par Kurt Lewin. Celui-ci, dans tout changement, distinguait les phases suivantes : tout commence par le « dégel » ou la débâcle des manières de faire anciennes, qui craquent sous la pression de forces internes ou externes. Vient ensuite une ère de troubles caractérisée par la multiplicité des initiatives du type « essais et erreurs », dont aucune ne parvient à s’imposer et, au sens fort, à se constituer. Puis émerge l’innovation, qui sera finalement consolidée.

Ce schéma présente à chaque étape du changement une alternative entre la régression et le développement. Les procédures figées peuvent ou bien se fixer dans leur inertie, ou bien s’ouvrir à une possibilité de transformation. Les essais et les erreurs peuvent se prolonger indéfiniment ou bien laisser passer l’émergence d’une forme nouvelle. Peut-être n’est-ce pas forcer l’interprétation que de voir dans le schéma lewinien l’affirmation non seulement que le changement peut être durablement bloqué par des résistances, mais surtout qu’il comporte un risque de « régression », qui est d’autant plus grave que le processus est moins planifié. Cette situation incontrôlable n’est pas sans évoquer l’anomie, c’est-à-dire l’état de dérégulation, où, selon Durkheim, un changement trop rapide et trop intense plonge les sociétés, comme c’est le cas dans les phases initiales du processus d’industrialisation, en particulier au moment du « décollage », pour parler comme W. Rostow.


Quelques hypothèses

Du travail de Smelser se dégagent deux propositions essentielles pour l’analyse du changement. D’abord, celui-ci n’est pas une pure et simple altération qualitative : ce sont les institutions caractéristiques — ou, si l’on veut, la structure — de la société que l’industrie a transformées. Si l’on adopte une périodisation convenable, quelle que soit la difficulté de placer la coupure sans trop d’arbitraire, le changement s’inscrit entre un « avant » — une ouverture — et un « après » — une conclusion —, qui font du changement une histoire. Dès lors qu’un découpage en tranches ou en séquences est possible, le processus reçoit un sens et une direction. Mais, comme le changement n’est pas seulement altération, qu’il n’est pas possible de le traiter comme un flux, comme une simple succession indifférenciée sans temps fort ni temps faible, les images psychologiques de durée ou biologiques de croissance laissent percevoir leur insuffisance, et le problème de la causalité se trouve posé.

La recherche des causes semble nous ramener aux hypothèses les plus confuses de la philosophie de l’histoire. En fait, il n’en est rien. Elles nous permettent, au contraire, d’affiner nos notions sur quelques points essentiels. Commençons par récuser certaines discussions oiseuses sur la priorité des facteurs matériels ou spirituels. Il est très facile de reconnaître que, dans un processus comme l’industrialisation anglaise, des intérêts, des notions techniques, scientifiques et économiques, des besoins et des motifs psychologiques, des valeurs religieuses ont été successivement et contradictoirement engagés. L’intérêt économique, bien ou mal compris, engage les fabricants à accroître la production dès qu’ils perçoivent une augmentation suffisamment intense et prolongée de la demande. Mais la perspective de profits accrus, si elle explique la décision de produire davantage, ne suffit pas à expliquer la forme que prendra cette production supplémentaire. Il faut tenir compte du niveau de connaissances des entrepreneurs, de leur information sur l’état des techniques et aussi de leur capacité à tirer parti des inventions des savants et des ingénieurs, comme de leur talent à réorganiser leurs entreprises, à former et à embaucher leur personnel. Ce que le langage commun désigne par les « intérêts matériels » constitue un ensemble très hétérogène de calculs rationnels, d’information méthodique, de préférences subjectives. Il n’y a aucune raison pour y voir un seul facteur, qui suffirait à rendre compte de tout. On en dirait autant de la technologie ; et, si l’on se porte du côté « idéal », il faut convenir que la générosité des sectes protestantes, le zèle réformiste des utilitaires n’ont jamais suffi à produire un métier à tisser, ni même une livre de cotonnade. Quant à apprécier si la révolution industrielle en Angleterre aurait pris un autre cours en l’absence des wesléyens et du réveil méthodiste, c’est une question que l’on peut remplacer avantageusement par la recherche des relations entre les divers mouvements, la détermination des points où ils ont fait porter leur intervention en ce qui concerne la propagation des techniques et des idées nouvelles, en ce qui concerne la réforme des institutions ou l’action révolutionnaire pour les transformer.

Si l’imputation aux « idées », aux « intérêts », aux « techniques » d’un pouvoir causal déterminé apparaît si malaisée, cet embarras découle de la difficulté qui s’attache à la distinction effective de ces différents facteurs. Il en va de même lorsque l’on prétend séparer les causes « endogènes » des causes « exogènes ». Durkheim, par exemple, souligne l’effet, sur la cohésion des sociétés, du volume et de la densité de leur population, de la manière dont elles se répartissent dans l’espace, de la rareté ou de l’abondance des substances et, plus généralement, des ressources dont elles disposent. Mais, d’autre part, Durkheim prend soin de poser comme règle de sa méthode qu’on ne peut expliquer un fait social que par d’autres faits sociaux. D’un côté, il insiste sur les causes « exogènes » et, de l’autre, il est tout à fait conscient du risque de passer du dehors au dedans, de l’exogène à l’endogène, à moins d’avoir rétabli entre l’un et l’autre la série de chaînons, de médiations qui permettent à l’observateur de saisir comment des pressions ou des contraintes deviennent des incitations, des obstacles ou des points d’appui pour l’action. La rareté des ressources permet d’apprécier le contrôle de la société sur son environnement ; et la nature de ce contrôle aide à rendre compte de l’intensité des conflits, de la concurrence, comme dit Durkheim, entre individus et groupes sociaux, et de la manière dont, grâce à la division du travail, à la spécialisation des tâches, à une coordination qui lie les producteurs en même temps qu’elle les sépare, les effets les plus dramatiques se trouvent adoucis.