Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

changement social (suite)

En gros, les grandes philosophies du xixe s. — Comte, Marx, Spencer —, qui avaient l’ambition plus ou moins franchement déclarée de proposer une vue d’ensemble sur l’histoire de l’humanité, ont élaboré des théories du changement social, où les sociétés, les mentalités, les régimes de production tenaient un rôle comparable à celui des espèces dans le schéma évolutionniste. Cette sorte de spéculation n’a jamais complètement disparu. De nos jours, on la trouve encore vivante dans l’œuvre de Toynbee ou de Teilhard de Chardin. Pourtant, les sociologues, même ceux qui restent fascinés par les généreuses perspectives des penseurs évolutionnistes, ne se contentent plus de quelques vagues analogies entre l’histoire des hommes et celle des êtres vivants ; ils ont progressivement élaboré un ensemble d’hypothèses plus ou moins cohérentes, qui leur permettent de saisir les caractéristiques propres des faits de changement qu’ils ont l’occasion d’étudier dans l’ordre social. Cette attitude est particulièrement marquée chez Durkheim, lequel, bien qu’il ait eu un sentiment très vif de la transformation pour ainsi dire de nature, qui marque, pour les sociétés, le passage de l’étape mécanique à l’étape organique, s’est employé à spécifier les caractéristiques proprement humaines de ce passage, en insistant notamment sur l’importance de la notion de solidarité et sur la complexité des mécanismes qui la mettent en œuvre.

En outre, au fur et à mesure que se faisaient sentir les exigences d’une méthode plus prudente et plus rigoureuse, une théorie unitaire du changement social apparaissait non seulement de plus en plus difficile, mais peut-être aussi de plus en plus vaine. Le problème du changement se posait dans un grand nombre de perspectives, et la prétention de faire entrer sous le même schéma théorique des faits de plus en plus hétérogènes, qui avaient été recueillis dans les domaines les plus disparates, ne manquait pas de susciter quelque scepticisme. L’étude du processus d’industrialisation relève de la théorie du changement, mais en relève aussi la diffusion des croyances et des valeurs nouvelles. Les sociétés changent, mais aussi les groupes qui les composent et les individus qui reçoivent, plus particulièrement dans leur enfance et leur jeunesse, le sceau d’une culture qu’ils transmettent, plus ou moins altérée, à leurs descendants. L’anthropologie appliquée — l’applied anthropology des Américains — a élaboré une théorie du changement qui, en partie, est semblable et, en partie, s’oppose à celle que la psychothérapie de groupe élaborait de son côté. La sociologie industrielle propose une certaine vue du changement, et l’étude des mass media en propose une autre.

Ajoutons que ces contributions se présentent du point de vue méthodologique d’une manière très différente. Il va sans dire que les unes sont plus rigoureuses que les autres, que certaines sont plus liées que d’autres à des systèmes de valeurs plus ou moins implicites. Ce qu’il faut marquer ici, c’est qu’elles se distribuent en deux groupes : celles qui se contentent de proposer une description, par exemple une succession de phases, sans préciser la nature des liaisons entre ces phases ; celles qui recherchent, avec plus ou moins de bonheur, une explication de type causal. Il faudrait sans doute ouvrir une troisième catégorie pour celles qui, en dépit de leur intention, échouent parce qu’elles restent tributaires d’une conception trop courte ou trop étroite de la causalité.


Les raisons d’un échec dans une campagne de changement planifié (« planned change »)

L’expression de changement planifié a été mise à la mode par Kurt Lewin. Elle repose d’abord sur l’idée que le changement procède d’une initiative : si on laisse les choses aller comme elles vont, elles ne changeront pas d’elles-mêmes. Ce principe est fondé sur l’hypothèse que tout état d’un système social résulte d’un équilibre de forces qui tirent en sens contraire et, en se composant, parviennent à maintenir le système en repos : l’équilibre n’est rien d’autre qu’une certaine configuration de tensions. On pourrait en déduire que les sociétés traditionnelles ne sont pas moins « conflictives » que les nôtres, si elles le sont différemment ; la différence essentielle réside dans le fait que, dans le premier cas, les tensions tendent à ramener, après un cycle plus ou moins long, la société dans son état initial, tandis que, dans le second cas, elles la poussent à changer. Il est vrai que des pressions du dehors peuvent s’exercer sur la société traditionnelle : les choses changeront alors, mais d’une manière très brutale pour le groupe, très coûteuse pour les individus. Aussi, pour que le changement n’aboutisse pas — comme il risque de le faire s’il est abandonné à lui-même dans son déclenchement comme dans son déroulement — à une pure et simple désintégration, à une atomisation de la société, il faut qu’il soit « planifié », c’est-à-dire pris en charge par ceux qui peuvent le « contrôler ».

Parmi les facteurs qui forcent les sociétés à changer, il en est qui expriment directement le pouvoir du milieu physique : l’épuisement des sols et les changements climatiques affectent la capacité du groupe humain à survivre dans un environnement donné. Il en est d’autres, comme la natalité, la fécondité, les migrations, qui concernent la composition du groupe lui-même. L’archéologie, l’ethnologie nous permettent de nous faire une idée de la manière dont font face à ces défis les populations menacées. Les sociétés modernes ont incorporé dans leur constitution un facteur technologique. Il est vrai que celui-ci produit tantôt des effets dévastateurs, tantôt des effets bénéfiques, et il arrive même parfois que son action sur la société reste remarquablement limitée. Les objectifs des adeptes du changement planifié consistent à reconnaître les caractères destructifs de ces trois situations, à réduire la probabilité de la seconde et à accroître celle de la première.