Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cézanne (Paul) (suite)

Impulsivité romantique

Des tâtonnements initiaux à la maîtrise, les dix premières années, environ, de la carrière de Cézanne sont dominées par l’hypertrophie des effets, la projection d’une imagination romantique de caractère sensuel et souvent macabre, traduite dans une palette à dominante sombre : ce que le peintre, avec le verbe coloré qui lui était habituel, appellera plus tard sa « manière couillarde ». Le rejet du métier académique assure déjà l’unité du contenu mental et de la forme plastique. Toute une série de portraits puisent leur robustesse dans le traitement au couteau à palette d’une couleur épaisse remplaçant le clair-obscur. Les scènes à personnages, que semblent avoir parfois inspirées les gravures de la vie contemporaine publiées par des journaux comme le Magasin pittoresque, trouvent leur unité dans certains artifices de composition, contours appuyés, traitement par plans nettement différenciés en profondeur (Paul Alexis lisant un manuscrit à Zola, 1869-70, musée de São Paulo), compositions tournoyantes comme celles de l’Orgie (v. 1864-1866) ou de la toile dite Don Quichotte sur les rives de Barbarie (1870), et aussi dans la couleur, souvent d’une grande qualité (le Déjeuner sur l’herbe, v. 1868-1870) [ces trois toiles, coll. priv.]. Les figures, étonnamment baroques dans les trois dernières œuvres, restent pourtant mal liées entre elles comme à l’espace ambiant. Aussi bien, dans les tableaux hallucinés où se projettent les fantasmes surtout sexuels du jeune peintre, cet espace, écrit l’esthéticien Jean Paris, « n’est pas d’ordre physique. [...] Si des lois le régissent, ce sont celles que Freud découvre dans l’exercice de l’inconscient... »

Mais, durant la même période, et en faisant son profit des exemples d’un Courbet* ou d’un Manet*, Cézanne affirme sa volonté d’opposer au sujet imaginaire le motif puisé dans la compréhension du monde visible, et de lui imprimer une stricte architecture, comme dans le Paul Alexis et Zola déjà cité. Plus encore que dans ces portraits et dans les premiers paysages, c’est dans le champ plus resserré de la nature morte, comme celle à la Pendule noire (1869-70, coll. priv., États-Unis), qu’il parvient à résoudre les relations de la surface, des formes et de l’espace en de purs rythmes picturaux.


Rencontre de l’impressionnisme

En 1872 et 1873, Cézanne travaille en Île-de-France auprès de Camille Pissarro (« quelque chose comme le bon Dieu », écrira-t-il plus tard). Il éclaircit sa palette, raccourcit sa touche, commence à remplacer le modelé par l’étude des tons. Pourtant, s’il cultive son intuition visuelle, sa « petite sensation », il évite de creuser l’espace par la perspective linéaire et de faire papilloter la lumière à la manière de Monet et de Pissarro. La Maison du pendu (1873, Louvre) conserve des formes ramassées, une matière épaisse posée avec une scrupuleuse lenteur. Mais, au même moment, la touche la plus brillante se met au service d’une veine imaginaire non tarie dans la tourbillonnante seconde version d’Une moderne Olympia (1873, Louvre). Vers 1876, Cézanne a pleinement assimilé la leçon de l’impressionnisme. Il en utilise la touche brève et variée en direction, en observe les jeux de reflets qui, dans ses vues du Jas de Bouffan, se répercutent entre le plan d’eau de la villa et les feuillages.

Cependant, la tendance constructive se fait à nouveau jour dans le portrait puissamment maçonné de Madame Cézanne au fauteuil rouge (1877, coll. priv., États-Unis), œuvre presque bidimensionnelle comme les natures mortes de la même époque, et où l’air ne circule guère. En fait, de 1875 à 1882 environ, le peintre revient sans cesse à des expériences antérieures (ce qui rend les datations particulièrement difficiles), il semble tâtonner, mais parvient ce faisant à une technique originale. Sa touche prend une orientation unitaire qui joue, dans les passages entre les formes, un rôle d’accompagnement. Les plans s’organisent avec autant de précision que de complexité, le coloris est intense : « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » La transformation prend toute son ampleur dans les natures mortes : outre le traitement des célèbres pommes (dont Meyer Shapiro affirme le contenu sexuel) en petites facettes accusant le volume avec très peu de modelé classique par l’ombre et la lumière, on y décèle une recréation de l’espace due au traitement identique des plans en profondeur et aux déformations du dessin perspectif ; les objets semblent être cernés par de multiples points de vision. Les contours à la fois fermes et allusifs permettent à la touche colorée de jouer son rôle rythmique et unificateur d’un élément à l’autre de la composition : c’est ce que Cézanne appelle modulation.

Il est intéressant de constater, avec le professeur Théodore Reff, que l’innovation de cette touche constructive semble être intervenue d’abord dans une nouvelle série d’œuvres d’imagination, tel le parodique Éternel Féminin, datable de 1875-76 (coll. part., États-Unis). Le procédé aurait donc joué un rôle non d’analyse en face du réel, mais de contrôle du contenu pictural sur le terrain même que menaçaient les impulsions les plus turbulentes ; et, dans une dualité résolue, ce serait ainsi le versant romantique de l’inspiration du peintre qui aurait doté de matériaux déterminants la phase classique de son art.


Synthèse « classique »

À l’Estaque, en 1883, Cézanne scrute avec des yeux nouveaux la nature méditerranéenne, en découvre la permanence et la majesté. Mais il s’emploie à transposer son motif, à l’architecturer en remodelant selon l’exigence organique du tableau les éléments trop peu accentués ou hiérarchisés du réel. Il a l’audace, lui qui refuse les effets atmosphériques, de s’attaquer dans les différentes versions du Golfe de Marseille vu de l’Estaque à un panorama de ciel et d’eau, et réussit la gageure de faire sentir les lointains à la fois dans leur profondeur et dans leur corrélation au premier plan, leur participation à la réalité bidimensionnelle de la toile. À travers cette spéculation plastique qui prend la réalité comme prétexte, perce une tendance à l’abstraction que l’on voit culminer avec le sévère traitement géométrique des maisons dans les paysages de Gardanne.