Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cervantès (Miguel de) (suite)

Il y fit ses armes et aussi ses lettres, car il prouva plus tard qu’il connaissait et appréciait les grands auteurs italiens, l’Arioste le premier. Don Juan d’Autriche et le vice-roi de Sicile pensaient que le brillant soldat Cervantès pouvait solliciter une charge de capitaine, et ils le dirent dans des lettres de recommandation. Cervantès, nanti de ce viatique, s’embarqua pour l’Espagne.

Or, à la hauteur des Saintes-Maries-de-la-Mer, trois galères turques s’emparèrent du bateau. Le voici, avec son frère, captif dans les bagnes d’Alger. Le renégat albanais qui commandait la flotte turque le vend à un renégat grec. Cervantès, lui, ne reniera pas sa foi, comme tant d’Algérois. Le prix de sa rançon est hélas ! trop élevé. Il cherche à s’enfuir à six reprises, seul ou en compagnie d’autres captifs. Il est trahi ; mis aux fers, il est battu. Enfin, le dey l’achète et s’apprête à l’emmener à Constantinople. À la dernière minute, un moine trinitaire recueille les cinq cents écus de la rançon. Cervantès s’embarque pour l’Espagne le 24 octobre 1580.

On avait oublié son existence. L’occasion était passée. Il ne sera donc pas capitaine. S’il n’est homme d’armes, pourrait-il devenir homme de lettres ? C’est une carrière précaire et fondée sur le mécénat. Il tente sa chance. Il fait représenter quelques comédies, qui trouvent une médiocre fortune (1583-1587). Il vend à un libraire la première partie d’un roman pastoral, La Galatea (1584, ouvrage publié en 1585). Plus lui rapporte son mariage avec Catalina de Salazar y Palacios, qui avait dix-neuf ans et une bonne dot. Avec l’argent, il trafique à Séville dans la finance (1585). En 1587, il prend à charge une part dans l’approvisionnement de cette « Invincible Armada », qui devait échouer bientôt sur les côtes de la Manche et de la mer d’Irlande. Mais il excède, semble-t-il, ses pouvoirs : quand on lui résiste, il réquisitionne. L’Église de Séville, lésée, l’excommunie.

C’est la misère. Cervantès demande un poste en Amérique. On lui conseille de le demander en Espagne, où l’on sait qu’il n’obtiendra rien. Il accumule des dettes qu’il ne peut rembourser. Une banque fait faillite. Il y a déposé une somme qui appartenait au fisc. Le fisc le fait mettre en prison pour trois mois en 1597, puis de nouveau en 1602. Que d’aventures, que de moulins à vent dans l’histoire de sa vie et que de revers, de mauvaises défaites !

Le voici à Valladolid, où réside la Cour, en 1603-04, entouré de sa famille, régulière et moins régulière. Il obtient le permis d’imprimer pour son Don Quichotte (1re partie). L’ouvrage paraît en 1605. Cervantès le vend aussitôt à un libraire madrilène, qui se défend contre les imprimeurs clandestins du Portugal.

Une rixe liée à une affaire de mœurs éclate sur le seuil de sa maison une nuit de l’été 1605. Toute sa famille et lui-même se retrouvent en prison. Le remariage dans des circonstances suspectes de sa fille naturelle lui cause encore d’autres ennuis, car il ne peut payer la dot promise. Il demande à passer au service du comte de Lemos à Naples (1610). Mais un homme de lettres, L. Argensola, secrétaire de celui-ci, s’y oppose.

Cervantès, cependant, fait sa paix avec l’Église. Il adhère à la Confrérie des esclaves du Très-Saint-Sacrement (1609) et au Tiers Ordre franciscain (1616). Et il écrit furieusement. Il donne à l’impression les Novelas ejemplares (Nouvelles exemplaires) en 1613, le Viaje al Parnaso (Voyage au Parnasse) en 1614, La segunda parte de Don Quijote (Don Quichotte, 2e partie) en 1615, les Ocho comedias y ocho entremeses nuevos (Huit Comédies et huit intermèdes ou saynètes) cette même année. Il achève, juste avant de mourir, un long roman, Los trabajos de Persiles y Segismunda (Voyages de Persiles et de Sigismonde aux régions septentrionales), paru un an après, en 1617.

Sa vie, si traversée, prend fin à Madrid le 23 avril 1616. On l’enterre au couvent des Trinitaires déchaussées, où il repose sous une dalle anonyme. Ce même jour où il meurt, mais, il est vrai, selon des calendriers différents, meurt aussi Shakespeare.

Cervantès, homme de lettres obscur et besogneux, obtient certain renom en Espagne auprès du public qui fréquentait les auberges. Le petit format de ses livres les classe parmi ceux que l’on met dans une besace plutôt que dans une bibliothèque vraiment littéraire. Don Quichotte connaît cinq éditions en 1605, seize entre 1605 et 1616. L’ouvrage passe aussitôt l’Océan et se répand aux Indes occidentales. Du vivant de l’auteur, il est traduit en anglais et en français. Mais les hommes de lettres espagnols tiennent l’ouvrage pour une œuvre infime d’un bas comique et son auteur pour un amuseur assez divertissant, un mauvais poète autodidacte, sans vraie culture et littérairement fourvoyé.

L’homme lui-même se savait marginal : il connaissait son génie, mais il eût souhaité triompher dans des genres traditionnels nobles. Il ne pouvait certes imaginer en 1604 qu’il posait pour toujours les fondements d’un genre presque entièrement nouveau, le roman, dont l’extraordinaire fortune devait reléguer les belles-lettres classiques — l’épopée, la tragédie et même la sublime poésie lyrique — dans le musée ou le conservatoire de la littérature. Aussi bien, Cervantès a participé à son insu à tout un mouvement timide, tâtonnant, ambigu et pourtant révolutionnaire où figurent l’auteur du Lazarillo de Tormes (1554) et Mateo Alemán, auteur du roman picaresque Guzmán de Alfarache (1599). Car les hommes de lettres, jusqu’alors, se bornaient à faire d’ingénieuses variations sur les grands thèmes des Anciens. Or, les nouveaux écrivains incorporent leur expérience vécue dans leur récit. Ils le nourrissent de leurs idées, de leurs sentiments personnels, de leurs rêves, de leurs projets, de leurs souvenirs et de leurs ferveurs. Les gestes et les propos de leur héros fictif — cette sorte de double qu’ils rudoient et qu’ils aiment —, leurs colères rentrées, leurs admirations, leurs attendrissements, leurs envies et leurs indignations, ils les mettent au compte des personnages, créatures bien commodes pour discrètement dire son fait à tout un chacun et porter un jugement sur le gouvernement de la société. Ces deux innovations, l’une dans le contenu du récit, l’autre dans la nature du héros, caractérisent la nouvelle littérature.