Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Céline (Louis Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand) (suite)

Une épopée de la survie

Il faut donc moins vivre que survivre. Éprouvant à la lecture de Céline une « dangereuse sympathie qui nous engage malgré nous », L. Pierre-Quint aura cerné, dès 1933, dans un article de la Revue de France, l’essentiel de l’inspiration de Céline. Et cette inspiration, répétons-le, n’est pas originale : à la même époque, l’écrivain noir américain Richard Wright dira l’histoire d’un « enfant du pays » qui est le frère du jeune « Ferdinand » de Céline, et bientôt l’on retrouvera dans le Rocher de Brighton l’esprit de Mort à crédit. Cet esprit, c’est l’amour forcé des hommes. L’amour, la sympathie, la solidarité ne sont nullement des luxes, ni des idéaux : il faut aimer et s’aimer parce qu’en présence d’une vie et d’un monde littéralement haineux les êtres — ceux d’une certaine zone humaine — ont pour seule défense une humble fraternité affective faite tout ensemble de caresses, de tendresse et d’aveugles coups de griffe. L’expression triviale il faut se défendre dans la vie domine toute l’œuvre de Céline. Quand « aimer » son père signifie la mort, il faut jeter (Mort à crédit) une machine à écrire à la tête de son père. Nous sommes au temps de la « condition humaine ». Paru un an après Voyage au bout de la nuit, le roman de Malraux disait la face héroïque, hégélienne d’une réalité dont Céline fait apparaître l’envers : la condition humaine, c’est la mort du jeune Bébert, fils d’une concierge de banlieue, ou les mots lancés par « Ferdinand » à sa maîtresse : « Le cancer, c’est héréditaire. »

La « quête d’amour » de Céline, son « voyage au bout de la tendresse », son univers composé de « pitiés tournées à la révolte », son refus (comme il le dit lui-même) « d’aimer la souffrance pour lui comme pour les autres », l’image enfin que lui offre une humanité « occupée à digérer », tout cela est résumé par le mot malgré. Il faut subsister, avancer (sur place) dans la vie malgré l’absurdité de l’existence. Pourtant, ces termes d’absurdité et d’existence, sur lesquels la Nausée de Sartre, en 1938, va projeter une lumière en grande partie issue des deux premiers romans de Céline, l’auteur de Mort à crédit ne les prononce jamais. Il préfère les incarner. Il les transcrit en une épopée romanesque qui, par l’intensité et la richesse littéraires, n’a d’égale qu’Ulysse. Des hôpitaux africains, où meurent des fièvres des colonisateurs sans « empire », au personnage sublime de l’inventeur Courtial des Péreires, qui eût rendu jaloux Balzac, L.-F. Céline semble taper hargneusement sur l’épaule de Rabelais, de Swift et d’Homère pour leur dire : « L’épique, le voilà. »


La parole humaine

Le créateur de la linguistique structurale, Ferdinand de Saussure, a établi une différence radicale entre le langage et la parole. Louis-Ferdinand Céline aussi. De même que Proust a su faire dériver l’écriture du Temps perdu de certaines manières de parler du « monde » auquel il appartient, de même Céline comprend que les paroles des individus avec lesquels est en contact le docteur Destouches recèlent à la fois leur misère et leur puissance, leur mort et leur ténacité à vouloir survivre. L’épopée célinienne sera écrite à partir de la réalité même du langage : celle des mots tels qu’ils sont parlés, tels qu’ils s’assemblent dans une syntaxe particulière à ceux qui n’ont point le temps de lire. Entre « maman m’a dit » et « maman elle m’a dit », il y a tout l’écart séparant l’humanisme d’un Th. Mann de l’humain célinien.

En estimant, toutefois, que Céline innova grâce à l’invention d’« une écriture aussi vivante que la parole », on dénature le sens de son œuvre et, surtout, on réduit à un pur et simple réalisme une expression littéraire qui procède d’une méthode particulièrement réfléchie et élaborée. On peut parler de génie à propos de Céline, parce que ce génie consista d’abord à comprendre que les êtres d’un certain niveau social, rappelons-le, sont ce qu’ils disent : ils sont la structure même de leurs paroles. Si l’univers de Voyage au bout de la nuit est essentiellement parlé, c’est que les personnages de Céline se retiennent aux mots comme l’on se retient à un garde-fou. Parler ou ne pas exister tel est le dilemme qui se pose, à leur insu, à ceux dont le combat se livre contre les fins de mois, la syphilis, le cancer ou la solitude. Mais cette parole, cette syntaxe existentielle de survie, il convient de voir combien Céline sut la traiter. Comme Faulkner, Céline a lu beaucoup avant d’écrire : pour savoir que la « littérature » sonne faux, il faut d’abord la connaître. Aussi, l’auteur de Mort à crédit va-t-il descendre de la littérature vers l’existence parlée, puis refaçonner cette parole en littérature. La matière verbale qu’il est le premier à avoir su capter, il va la métamorphoser en ce qu’il faut bien nommer un style. Les « tics » du parler « populaire » vont devenir l’écriture poétique : inversion du sujet, syncopes, phrases nominales passent du registre du verbe à celui de l’épopée — et pourtant le verbe demeure fondamental : le trivial est à Céline ce que la couleur pâteuse était à Van Gogh. Pour essayer de mettre en évidence la dialectique célinienne de la parole et du style, nous avons mis en italique certains termes du début de Guignol’s Band !

« Braoum ! Vraoum !... C’est le grand décombre !... Toute la rue qui s’effondre au bord de l’eau !... C’est Orléans qui s’écroule et le tonnerre au Grand Café !... Un guéridon vole et fend l’air !... Oiseau de marbre !... Virevolte, crève la fenêtre en face à mille éclats !... Le fier pont, douze arches, titube, culbute au limon d’un seul coup ! La boue du fleuve tout éclabousse ! brasse, gadouille la cohue... Ça va très mal... »


Le crépuscule de l’humain

« Vous écrirez télégraphique ou vous écrirez plus du tout », disait Céline dans ce même Guignol’s Band en 1943. Cinq ans ont passé depuis la Nausée. Il est inutile de rappeler ce que Sartre romancier doit à Céline. Mieux vaut faire observer comment Sartre, à partir de la réalité « célinienne », change le sens de l’expérience de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit. Le « demain il pleuvra sur Bouville » qui termine la Nausée s’oppose radicalement à la phrase finale du Voyage, où la Seine et la vie coulent « tant qu’on n’en parle plus » : de cette coulée de l’existence, sur laquelle essayent de flotter les personnages de Céline, Sartre va faire une arme, un principe d’action.